Le diable n’existe pas
Publié par Stéphane Charrière - 12 avril 2022
Catégorie(s): Cinéma, Sorties DVD/BR/Livres
Nous avions dit, en décembre dernier (lien vers l’article sonore en bas de page), tout le bien que nous pensions du nouveau film de Mohammad Rasoulof intitulé Le diable n’existe pas. On le sait, la pratique de la critique n’a rien à voir avec l’ambition de livrer à un public la lecture prétendument exhaustive d’une œuvre. La critique a pour fonction de soulever des pistes, d’éteindre des interprétations inopportunes et, surtout, de vérifier combien intentions et réalisation coïncident. Le diable n’existe pas bénéficie d’une édition vidéo remarquable que nous devons à Pyramide Vidéo (qualité d’image sur le blu-ray absolument formidable). Cette édition donne l’occasion aux observateurs de se livrer à de nouvelles investigations et, en ce qui nous concerne, de prolonger la réflexion que le film avait suscité en nous lors de sa distribution en salle.
Si nous avions évoqué le phénomène d’inéluctabilité qui émane de la construction des plans, des séquences et des segments qui structurent Le diable n’existe pas, nous avions peu détaillé le propos d’ensemble et la manière dont s’articulaient le questionnement formel et la progression dramaturgique. Déjà est-il bon de rappeler que Le diable n’existe pas est constitué de quatre partie distinctes. En apparence au moins. Les situations décrites dans chacune d’entre elles font apparaître des personnages nouveaux qui se confrontent à des situations qui proposent des variations sur un thème transversal, la peine de mort en Iran (deuxième pays au rang mondial des exécutions annuelles).
La relecture du film, détachée des contingences émotionnelles de la découverte première, confirme combien le travail formel œuvre en profondeur dans Le diable n’existe pas. Avant d’aborder cette question, il est sans doute judicieux de revenir sur la construction du film en quatre parties, en quatre réflexions, en quatre reflets. Les épisodes se présentent à nous sans suite apparente mais suivent plusieurs logiques. D’abord celle dictée par l’obligation de contourner les règles de la censure pour tourner, pour exercer son art. Après la réalisation d’Un homme intègre, Mohammad Rasoulof s’est vu confisquer par les autorités iraniennes son passeport et il lui est également interdit désormais de réaliser la moindre image de film. Aussi, pour mener à bien ce projet, des choix de réalisation se sont imposés au cinéaste afin de défier les restrictions qui pèsent sur lui. Comme Rasoulof l’explique parfaitement lui-même, les quatre parties qui constituent son film sont, prises indépendamment les unes des autres, des films courts ou des moyens-métrages. Formats sur lesquels les autorités sont moins attentives, plus laxistes en raison de la confidentialité des films courts, même à l’étranger.
Nous le savons, ce n’est pas nouveau, les restrictions incitent l’esprit à redoubler d’inventivité pour se dérober à toute forme d’obstacle. Imposer des règles draconiennes à des créateurs ne les empêchera jamais de continuer de creuser leurs obsessions, au contraire. Ils pratiqueront alors avec empressement l’art de l’esquive et produiront des œuvres qui rivaliseront de subtilité. C’est très exactement ce qui est en action dans Le diable n’existe pas. Revisiter le film à la lueur de l’édition vidéo permet une approche différente, une consultation individuelle des éléments mis en place par l’auteur.
À ce titre, l’usage de la métaphore est une forme qui permet des audaces insoupçonnées. Il est ainsi troublant de constater combien le film emprunte à des formes d’écriture poétique. Aurions-nous tort de songer aux Rubaïyat (Quatrains) d’Omar Khayyam ? C’est à voir. Le film joue de l’hétérométrie, c’est-à-dire, pour appliquer ce terme à un usage cinématographique, qu’il se compose de quatre parties de durées dissemblables. À l’intérieur de chacune d’entre elles, là aussi, des durées différentes s’enchâssent d’une scène à l’autre. Les plans alternent dans leur durée qui ne définit pas un schéma unique. Si, par exemple, dans la première partie, celle qui donne son titre au film, le rythme est majoritairement indexé sur un principe de plan-séquence, il n’en demeure pas moins que le cinéaste n’hésite pas à raccourcir de manière brutale certains plans pour surprendre et interroger le spectateur.
Le diable n’existe pas est un reflet de la société iranienne comme le revendique Rasoulof. Mais le film joue même son rôle de réflecteur à l’intérieur de son propre récit. Si son contenu est dicté par la perception du monde de son auteur, celle-ci se façonne par l’adjonction des disparités narratives. Des scènes, des situations dialoguent à distance. Autant d’échos qui sont des miroitements de la pensée. On peut distinguer un phénomène de rimes aussi. Les scènes sont des combinaisons, des dispositions visuelles qui évoquent le principe de rime embrassée ou de rime croisée propres à la poésie. La rime embrassée peut s’envisager à partir de la typologie des personnages : deux couples d’âge mur constituent le socle des parties 1 et 4 tandis que deux autres couples, plus jeunes, sont au cœur du principe narratif des parties 2 et 3. Cependant, nous pouvons rebattre les cartes de cette structure si on s’attache plutôt à la construction dramaturgique. Ainsi la problématique soulevée dans la partie 1 se prolonge dans la partie 3. D’autant que Heshmat (Ehsan Mirhosseini), le personnage principal de la partie 1 sème quelques indices qui trahissent la nature (équivoque) de sa situation qui n’est pas aussi limpide que ce que la construction méthodique des plans suggère. Un feu passe au vert sur le trajet qui le conduit sur son lieu de travail et Heshmat ne démarre pas. Un doute ? De la lucidité ? Il regarde le changement de lumière, le passage du rouge au vert et il reste là, interdit. La lumière du feu tricolore devient soudainement, par le temps laissé en suspens, une réplique de ce qui intervient lorsque Heshmat exerce sa profession. Le parallélisme que le spectateur fera avec la séquence suivante inscrit rétrospectivement l’acte dans un ensemble de règles acquises (un feu de circulation) qui est, dans son évidence, ce qui est le plus effroyable dans cette histoire. Cette suite de plans définit une normalité. La partie 1 se clôt sur l’acte professionnel d’Heshmat. La partie 3 quant à elle se situe après l’acte, après le geste. Elle en explore les conséquences intimes et psychiques. Il en va de même sur ce qui peut, toujours dans le cas d’une rime croisée, relier la partie 2 à la partie 4. Il n’est pas interdit de voir dans le couple formé par Javad (Mohammad Valizadegan) et Nana (Mahtab Servati) une préfiguration du couple plus âgé que nous trouverons dans la partie finale du film.
En ce qui concerne la possible présence d’une rime plate dans le récit global du film, il faut la chercher dans la topographie des lieux parcourus dans chacune des parties (les deux premières parties du film sont urbaines tandis que les deux dernières se déroulent en milieu rural). Mais aussi dans une continuité scénaristique : la partie 1 est exclusivement urbaine, la partie 2 introduit la perspective d’un départ, la partie 3 avance la probabilité d’une connexion potentielle entre l’individu et la nature tandis que la dernière partie se développe autour du principe acté d’un couple définitivement établi dans un univers rural. Ce ne sont là que des questions qui viennent compléter ce que nous avions avancé il y a quelques mois à propos de ce film que les visionnages successifs, comme pour tous les grands films, enrichissent jusqu’à ce que ne cessent de se révéler des profondeurs infinies. Y reviendrons-nous ?
Crédit photographique : Copyright Pouyan Behagh Pyramide Distribution
Suppléments :
Présentation du film par Mohammad Rasoulof (2 min)
Rencontre avec le réalisateur (visioconférence 7 min)
Rencontre avec Bamchade Pourvali (25 min)