Splitscreen-review Image de L'Ascension de Larissa Chepitko

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L'Ascension

Publié par - 28 avril 2022

Catégorie(s): Cinéma, Sorties DVD/BR/Livres

Après le visionnage de L’Ascension de Larissa Chepitko, nous serons nombreux à nous demander comment ce film a pu passer sous les radars de la critique. Peu vu, peu évoqué, sans doute éclipsé par les films prestigieux d’autres cinéastes soviétiques sous nos latitudes, L’Ascension sera sans aucun doute une découverte notable pour la grande majorité des cinéphiles. Rendons grâce à Potemkine Films donc pour cette splendide édition (copie formidable et compléments aussi conséquents que passionnants) qui contribuera, espérons-le, à révéler le talent de Larissa Chepitko (décès dans accident de voiture en 1979 pendant le tournage d’un film, Les adieux à Matiora, qui sera par ailleurs terminé par son compagnon Elem Klimov).

Situons la cinéaste. Nous avions évoqué la période dite du « Dégel » lors de nos articles consacrés à Kalatozov. Chepitko est de la génération suivante, celle associée au cinéma dit de la « Stagnation ». À la fin des années 1960, la censure réaccentue son emprise sur les créateurs. Des films sont interdits, des projets sont avortés pour des raisons esthétiques et surtout idéologiques. C’est alors que quelques cinéastes, Chepitko en fait partie, vont ériger une œuvre qui échappe aux dogmes cinématographiques en vigueur. Ils ont pour objectif de contourner la censure (par un traitement plus abstrait, plus cérébral des sujets) pour interroger en profondeur les idéaux dominants de la société afin de déconstruire les valeurs soviétiques souveraines.

Pour Larissa Chepitko, le questionnement de l’identité soviétique se traduit par le rapprochement physique et métaphysique (cinéma pas très éloigné de celui de Tarkovski donc) de l’homme à son environnement. Principe intentionnel qui vise à déterminer ce qui relève ici finalement du sacré. Est-ce que ce rapport au monde tient du spirituel ou plutôt de la matérialité physique ? L’Ascension, le meilleur film de Chepitko, navigue entre les deux argumentaires affiliés à ces hypothèses sans jamais les dissocier réellement. Il s’agit bien, dans L’Ascension, de donner l’occasion aux spectateurs d’éprouver la condition de l’humain par la considération du rapport de l’homme à la nature et à la matérialité des choses qui constituent son environnement.

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Chepitko s’inscrit alors dans une filiation directe avec son maître à penser, celui qui fut son enseignant, Alexandre Dovjenko. Dans L’Ascension, la cinéaste isole d’un groupe de partisans deux individus radicalement opposés, Rybak (Vladimir Gostioukhine), le paysan, et Sotnikov (Boris Plotnikov), l’intellectuel, pour définir à travers eux et leur évolution dans le paysage biélorusse figé par l’hiver une esthétique et des thématiques (évoquées plus haut) qui servent le propos du film. L’espace naturel dans lequel se débattent les deux personnages principaux est autant un obstacle à la progression physique des hommes qu’un révélateur de la nature profonde de chacun. Le passage du rapport physique au monde à une matérialisation de la psyché individuelle se devine dans les scènes où les corps fusionnent avec la nature (personnages qui glissent dans la neige, omniprésence du végétal dans les cadres, etc.). Là encore plane l’influence de Dovjenko car ce qui se raconte dans ces scènes trahit l’incompatibilité de l’homme au monde ou affirme le contraire.

Chez Dovjenko, les images de corps humains en harmonie avec l’élément naturel font l’objet d’une conceptualisation métonymique de l’image. Faire corps avec le paysage, avec la nature, c’est s’intégrer à un monde qui est le reflet d’une pensée qui façonne ce monde. Le monde dont il est ici question n’est autre que l’URSS et les idées qui furent à l’origine de son édification. C’est justement dans la construction de ces images où les corps adhèrent intimement à la nature (ou pas) que Larissa Chepitko tance l’identité soviétique. Ainsi, par exemple, les visages des protagonistes ne sont pas toujours traités comme des éléments anatomiques mais comme les traits essentiels d’une dramaturgie abstraite qui se développe par analogie avec le scénario.

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Le froid, la neige, le givre offrent une image de la mort ou de la stagnation. Par moments, le mouvement des hommes à travers l’espace se fige. La dynamique des corps cède le pas à l’expression qui s’empare des visages, recouverts de glace, capturés par la caméra en gros plans. À l’image de l’enfermement que peut suggérer l’usage du gros plan répond l’interprétation des comédiens. Les visages ne sont jamais inexpressifs, ils trahissent toujours les choix de chacun. Ils traduisent ce qu’il est impossible d’enfermer, une pensée en mouvement. Le destin des deux protagonistes se décide dans leur aptitude respective à surmonter leur incapacité passagère à avancer dans l’espace.

Les choix de Rybak et de Sotnikov sont dictés par une morale qui se forge ou qui s’épanouit dans l’adversité que leur oppose la nature biélorusse conquise par les assauts de l’hiver et par la présence de l’ennemi allemand incarné, dans un premier temps, par des silhouettes aux visages indiscernables.

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Là se manifeste une autre caractéristique importante de L’Ascension. À peine Rybak et Sotnikov ont-ils quitté le campement des partisans que le film se transforme en une suite d’illusions, de fantasmagories. L’adversité qu’ils affrontent, l’hostilité hivernale du paysage biélorusse, définit les caractères de chacun. Les valeurs morales s’affinent au fil du temps et du trajet qui conduit les deux hommes à un point de rupture. Le cheminement est physique mais c’est aussi une régulation des actes, des pensées et de la conduite morale de chacun.

L’Ascension s’inscrit dans la tradition du récit existentialiste russe. Ainsi, le devenir des deux hommes, s’il se dessine dès la première épreuve rencontrée, est de nature à produire un sens commun identifiable et assimilable par le spectateur qui, secrètement, est invité à effectuer un choix moral. Larissa Chepitko définit ainsi, sans rien dissimuler du prix à payer, une pensée, un imaginaire qui doivent préciser les modalités éthiques qu’il faudra ériger en règles sociétales pour gagner le droit d’être libre.

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Crédit photographique : Copyright Potemkine Films

Suppléments :
"Le Chant du partisan" : analyse du film par Elias Hérody, critique à la revue "Répliques", élève à l'École Normale Supérieure (2022, 18')
"Larissa" : court métrage documentaire de Elem Klimov en hommage à Larissa Chepitko (1980, 20')
"A Talk with Larissa" : interview de Larissa Chepitko, avec une présentation d'Elem Klimov et Irina Rubanova de 1999 (1978, 52')

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