Splitscreen-review Image de L'Histoire de ma femme d'Ildikó Enyedi

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L'histoire de ma femme

Publié par - 5 juillet 2022

Catégorie(s): Cinéma, Sorties DVD/BR/Livres

La remarquable édition blu-ray (image superbe et entretien avec la cinéaste passionnant) proposée par Pyramide Vidéo de L’histoire de ma femme d’Ildikó Enyedi est le parfait prolongement au plaisir procuré par la découverte du film en salle. La vidéo, on le sait, autorise une consultation des œuvres plus intime et moins spectaculaire. Loin de l’expérience collective, L’histoire de ma femme fonctionne toujours aussi bien. Le rapport aux personnages qui se construit par touches impressionnistes n’est, finalement, nullement minoré par un visionnage domestique. La perception de l’essentiel des intentions de la cinéaste reste le cœur du projet. Ainsi, nous pouvons aisément assurer aux lecteurs qui n’auraient pu voir le film en salle que l’édition vidéo n’amoindrit jamais les choix esthétiques d’Ildikó Enyedi ou la minutie de la mise en scène toute dédiée à la composition d’un récit d’initiation qui favorise un rapport singulier au film.

L’histoire de ma femme semble limpide. Jakob (Gijs Naber), capitaine de navire expérimenté, rencontre, lors d’une escale, un ami dans un café. Ils font un pari : Jakob s’engage à épouser la première femme qui franchira le seuil de l’établissement. C’est alors que Lizzy (Léa Seydoux) entre. Avouons que Jakob aurait pu tomber plus mal. Le film se déploie narrativement autour de la rencontre improbable, et de ce qui en résultera, de deux mondes en apparence distincts. Les deux mondes sont ceux du capitaine et de Lizzy. Jakob évolue dans un monde d’hommes régit par des codes maritimes qu’il domestique parfaitement. Un monde assujetti à un espace restreint, un bateau qui devient le temps d’une mission un microcosme qui échappe à toutes réalités terrestres pour se plier aux lois de la mer et aux contraintes qui lui sont associées. Et puis l’autre monde est celui d’une époque étrange qui suit la Première Guerre mondiale. Ce monde se définit comme un univers parallèle et contraire à celui de Jakob. C’est un monde dans lequel Lizzy s’épanouit en s’adaptant à toutes les situations mondaines ou frivoles des salons et des dîners.

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Lizzy accepte d’épouser Jakob. Invraisemblance ? Pas si sûr. Il se pourrait que derrière cette surprenante décision, les deux personnages ne se connaissaient pas avant la proposition de Jakob, répond à une logique qui propulse le récit sur un territoire peu exploré par la littérature, la peinture ou le cinéma. Le principe d’éveil des sens ou d’initiation aux jeux de l’amour s’éprouve généralement à partir d’un personnage féminin qui suit une série d’épreuves ou qui affronte des rituels de passage qui conduisent une jeune personne à changer d’état et à devenir femme. L’acceptation de Lizzy renverse le propos. Elle choisit. Sa décision trouble Jakob qui ne s’attendait pas à une conclusion aussi rapide et sans doute encore moins en sa faveur. Nous non plus.

Le personnage masculin est donc d’emblée déstabilisé par la résolution prise par Lizzy. Ainsi, Lizzy surprend son monde par la liberté dont elle témoigne. Elle prend les commandes d’un espace dans lequel les supputations de tous seront malmenées. Lizzy décide pour elle-même, elle est la digne héritière des personnages féminins nus de Manet qui firent scandale en 1863 en choisissant d’afficher leurs qualités et leur contemporanéité aux yeux de tous. Ce qui s’exhibe ici, dans le film d’Ildikó Enyedi, c’est un rapport au corps et à l’esprit qui est aussi nouveau et aussi moderne que les nus de Manet.

Le choix de Lizzy est à l’origine d’un télescopage temporel qui se vérifie également à travers la modernité du jeu de Léa Seydoux. Lizzy devient atemporelle dans la mesure où la comédienne compose son personnage à partir de ce qu’elle vit, de ce qu’elle pense et de sa manière d’habiter le monde. Un débat entre les Anciens et les Modernes ? Pourquoi pas après tout. Lizzy fait vaciller alors les certitudes de Jakob. Le trouble initial se transforme en tourment. Lui si sûr de sa force, lui si maître des éléments lorsqu’il commande son navire se retrouve dépourvu de tout repère dès qu’il entre dans le monde de Lizzy. Un monde dont il ne soupçonnait peut-être même pas l’existence avant de croiser le chemin de la jeune femme ou qui relevait du fantasme et de l’imaginaire.

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Jakob doit tout réapprendre. Il doit apprendre déjà à contrôler son corps (les danses, les postures en société), il doit apprendre aussi à exister dans ces soirées (joutes verbales) qui transposent au début du XXème siècle les intrigues de salons qui fleurissaient au XVIIème siècle. Jakob redevient un enfant à la candeur désarmante. Il doit apprendre aussi ce qu’est l’amour, en accepter les règles fixées par Lizzy faites de cruauté, de badinage, de concessions et de sensualité assumée. Jakob s’ouvre à une société où à la moindre erreur, forcément, on peut perdre beaucoup. Mais c’est pour mieux, finalement, être en ce monde. Car il s’agit d’habiter l’espace dans sa variété, dans sa diversité et même de se nourrir des oppositions sociétales qui le constituent.

L’image et la mise en scène sont exceptionnelles de précision. À la légèreté parisienne succèdera la lourdeur hambourgeoise. Les lumières changent, les couleurs aussi. Hambourg n’a rien en commun avec Paris. La ville allemande est faite de tonalités chromatiques rouges plus prononcées que les lumières parisiennes tamisées et orangées. Hambourg est rigoriste, la ville est l’incarnation d’un idéal protestant qui traduit le fruit du labeur quotidien de ses habitants et qui retranscrit la simplicité identitaire de Jakob. La lumière justement. Ildikó Enyedi ne verse jamais dans la facilité et assume la modernité de son propos. La reconstitution d’une époque ne se fait pas au prix des attendus du public. Point de couleurs ou de lumière évanescentes, point de ton pastel. Le passé est bien observé mais il ne répond qu’à une intention : produire une réflexion sur le présent. Car L’histoire de ma femme est, dès son titre, un film qui prend le contre-pied de l’évidence. Le film conte surtout l’histoire d’un homme à travers les découvertes qu’il fait sur lui-même grâce à sa femme. La femme du titre agit comme un révélateur. Elle est l’autre qui définit ce que Jakob est.

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Le spectateur pourra alors s’interroger sur la mise en scène. Les effets spéciaux premiers se dissipent au fil des séquences dans une image qui tend à se recentrer sur la matérialité physique du monde par un travail sur le corps des protagonistes. Le film avance, Jakob n’est plus sûr de rien et les effets spéciaux s’estompent, ils s’évanouissent dans une image qui rend compte d’une réalité qui soudainement apparaît aux yeux de Jakob dans toute son authenticité. Les missions en mer n’étaient que des leurres, un artifice qui éloignait Jakob de la réalité du monde. En rencontrant Lizzy, il ne peut plus se cacher, il doit aller jusqu’au bout. Son voyage intérieur commence lors du pari formulé avec son ami, véritable double de Jakob, incarnation d’un inconscient impatient de se manifester. Les mouvements de caméra, très discrets, gage d’une réussite notable, servent le propos. Ils sont au diapason des découvertes, des révélations, des souffrances de Jakob.

Tous les mouvements d’appareils mènent à Lizzy, à la terre ferme, ils astreignent Jakob à se frotter au concret tant que l’apprentissage n’est pas achevé. Puis, de manière imperceptible, la caméra soulignera le détachement physique (travellings) de Jakob puis l’éloignement intellectuel et spirituel de l’homme qui abandonne la femme ou plutôt qui s’impose de la fuir (panoramiques qui segmentent l’espace filmique) une fois le processus initiatique accompli. Mais on n’échappe pas à son destin. Jakob, quoiqu’il fasse, demeurera hanté par Lizzy et le sentiment paradoxal fait d’aigreur et de douceur que les moments électifs passés en compagnie de Lizzy sont irremplaçables.

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Crédit photographique : Copyright Pyramide Films

 

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