Accueil > Bande dessinée > L'île des morts
La bande-dessinée est aujourd’hui considérée comme un art. La séquentialisation d’un récit par l’image est après tout un principe que certains identifient en substance dès les origines de l’art, à travers les peintures rupestres, les papyrus de l’Égypte antique, la colonne Trajane ou encore les représentations bibliques dans les églises. Située au croisement des arts visuels, comme la peinture et la photographie, et de la littérature, elle répond au même objectif de transmission d’émotions et d'idées que les autres. Si la bande dessinée a su trouver ses propres codes narratifs, elle reste enracinée dans les styles littéraires et picturaux produits par les modèles d’expressions connexes. L’un apporte à l’autre, mais dans quelle mesure ? C’est la question qu’évoquent en filigrane Thomas Mosdi et Guillaume Sorel dans une histoire horrifique centrée sur un tableau de Böcklin, L’île des morts.
Dans une forme d’ironie dramatique, le protagoniste se trouve être un peintre anonyme dans le Paris de la fin du XIXème siècle. L’argent manque, l’inspiration semble s’être tarie, et les choses semblent se compliquer avec Marge, sa tendre muse. Au pied du mur, et tourmenté par d’étranges cauchemars, le peintre accepte de travailler pour un obscur mécène. Il lui faut reproduire la vue depuis le grenier du commanditaire sur le cimetière du Père-Lachaise. Une vue qui hantait déjà les rêves du peintre. Marge tente de le ramener vers les joies de la vie dans son bar où l’on festoie. Un prêtre mystérieux essaie de le prévenir d’un danger. Seulement, rien à faire, le peintre préfère son grenier, sous la garde du mécène qui empêche l’amoureuse de l’en extirper.
L’artiste s’enfonce alors dans les ténèbres de sombres tunnels noirs gardés par d’étranges créatures félines. Avec la bénédiction du mécène, le peintre découvre une bibliothèque abyssale où trône le tableau de Böcklin, l’île des morts. Son parcours le plonge dans les abîmes de l’espace et du temps, à la rencontre de Dieux oubliés, fantômes tourmenteurs, religieux décadents et cultes sanguinaires, sous le regard d’un ancêtre qui tire les ficelles d’un complot tramé depuis l’au-delà. Un mort qui attend dans l’île dépeinte par Böcklin, souvent interprétée comme des projections pour accomplir ses nombreux deuils et donc une ouverture vers l’autre monde. C’est ainsi que démarre la tragique histoire de ce peintre anonyme, ancrée dans Le mythe de Cthulhu de H.P. Lovecraft.
Mosdi et Sorel reprennent ici l’intrigue de L’affaire Charles Dexter Ward, où un homme se retrouve parasité par un ancêtre, un abject sorcier, qui veut revenir à la vie à travers son descendant. Les thèmes chers au maître de Providence sont là. La descente dans la folie et l’horreur provoquée par la découverte de savoirs impies se mêle au tragique avec des références au Hollandais volant, mythe qui influença de nombreux artistes. Dans cette légende de vaisseau fantôme, le capitaine maudit est incapable de voir sa dulcinée à l’envi. Le héros ne peut que subir son destin au milieu des horreurs antérieures à l’aube de l’humanité, mais toujours lié à l’être aimé qui subit elle aussi d’affreuses mésaventures. Les références à l’opéra et au théâtre soulignent leur posture d’acteurs prisonniers des rôles établis par le sorcier nécromant dont la pièce découvre l’abject réalité.
Cette révélation se manifeste par le dessin. Le style fusionne avec la trame narrative par une évolution esthétique ancrée dans l’histoire de l’art. Les premières pages sont toute de brun et de blanc, emplies de personnages aux traits exagérés, mais dans des cadres proportionnés et droits. Le début ressemble à des esquisses romantiques ou des illustrations vieillies d’un récit gothique. La couleur n'apparaît qu’à mesure que le peintre découvre la véritable nature du monde. Le noir de la nuit, bien-sûr, mais aussi le rouge du sang, le beige de la chair ainsi que le vert de l’océan et de la pourriture prennent leur place à mesure que le héros découvre la vérité, comme si l’absence de tonalités chromatiques masquait le visage difforme de l’univers.
Au fil des chapitres, les personnages et leurs décors deviennent de plus en plus tordus et désaxés. Les expressions s'exagèrent et les cadres s’emplissent de confusion et de noirceur. D’une ébauche romantique, le récit se pare d’une noirceur maîtrisée, à l’image des peintures noires de Goya, toujours romantique, mais préfigurant ses successeurs modernes. Finalement, le récit se déforme sous un prisme expressionniste. L’un des personnages traverse après tout, lors de sa déchéance, une ville semblable à celle du Cabinet du Docteur Caligari. Cette évolution s’inscrit en parallèle du parcours de l’artiste anonyme qui voyage de Paris à l’Allemagne. D'un style qui exprime un ressenti dans un cadre encore classique, le récit se retrouve dans un monde dont la folie imprègne les visages et paysages.
Ce voyage du gothique à l'expressionnisme apporte au récit des canaux de transmissions émotionnels ayant fait leurs preuves à travers les œuvres qui l'ont précédé. L’art visuel permet au lecteur de plonger dans l’esprit du protagoniste à mesure que le récit se déroule. Ainsi, L’île des morts de Sorel et Mosdi joue avec le principe d’abstraction de l’art visuel pour transmettre la profondeur sensorielle d’une tragédie. Une tragédie où un héros se perd au milieu des hérétiques, des lubriques et des meurtriers, en plein enfer. Un héros maudit par sa naissance mais qui, à l’image du capitaine du Hollandais volant de Wagner, peut espérer la délivrance au fond de l’enfer par l’amour de sa belle. Fusionnent ainsi le visuel et le narratif dans une œuvre hermétique et lyrique. Des genres littéraires différents, le fantastique Lovecraftien et de l’opéra, s'associent dans leur composition tragique. Tout comme des peintures séparées par le temps se renouent dans leur filiation remémorée. L’île des morts transmet ainsi tout le potentiel de la bande dessinée : une alchimie subtile qui, une fois maîtrisée, peut exploiter le meilleur des deux mondes.
Crédit image : ©Vent d'Ouest / ©Glénat