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Les petites marguerites

Publié par - 31 août 2022

Catégorie(s): Cinéma, Critiques

Au début des années 1960, la Nouvelle Vague française, après s’être imposée aux yeux des cinéphiles, s’exporte rapidement hors de nos frontières. Une idée première essentielle se dégage de ce courant : il est possible de produire un cinéma qui se veut être le reflet de réflexions émancipatrices menées par la jeunesse de l’époque. Nul territoire n’échappera à cette volonté de rompre avec les normes représentatives en vigueur. Même les pays de l’Est ne peuvent se soustraire à cet élan. Derrière le rideau de fer, certains pays seront plus réceptifs que d’autres à ces émergences spirituelles et/ou intellectuelles. En Tchécoslovaquie, de jeunes cinéastes (Forman, Menzel pour n’en citer que deux parmi les plus connus aujourd’hui), ne cachent pas, dès le début de leurs études à l’Académie du Film de Prague (FAMU), les intentions qui les animent. Ils aspirent à montrer le monde tel qu’il est ou plus précisément tel qu’ils le perçoivent. Une rupture s’amorce alors avec les tonalités académiques du cinéma tchèque soutenu par l’État. Comme en France, c’est par une approche documentariste (tournage en extérieur, prise de son directe, etc.) que des œuvres de fiction voient le jour et observent, de biais, la société tchèque.

La Nouvelle Vague française a fait école et a trouvé des échos dans le monde entier parce qu’il y avait concordance des temps. La jeunesse voulait, même si l’urgence n’était pas la même dans les pays de l’Est, changer le monde. Et pour cela, il fallait le regarder en face et le montrer tel qu’il était, ne rien occulter, surtout pas. Mais il fallait trouver un ton, surtout en Tchécoslovaquie, pour que les autorités n’interdisent pas les films. Forman et Menzel, les deux cinéastes précédemment cités, optent dans un premier temps pour des satires marquées par une tonalité comique chère à la culture tchèque (les exemples abondent en littérature, au théâtre et bien évidemment au cinéma).

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C’est en 1965 qu’est tourné un film qui va incarner, aux yeux du monde, l’esprit de la Nouvelle Vague tchèque, Les petites perles noires au fond de l’eau, adaptation d’un recueil de nouvelles de Bohumil Hrabal publié 1963. Le film est composé de 5 courts-métrages réalisés par une personnalité différente (Evald Schorm, Jan Němec, Jiří Menzel, Jaromil Jireš et Věra Chytilová). Si le segment réalisé par Věra Chytilová n’est pas son premier film, il constitue assurément son point d’ancrage dans le nouveau paysage filmique tchèque. Après des études d’architecture et de philosophie, Věra Chytilová travaille aux studios de Prague. Le cinéma la fascine. Elle entre à la FAMU d’où elle sortira diplômée en 1962. Elle réalise des courts-métrages à partir de 1959 et, en 1963, un premier long-métrage intitulé Something different qui sera présenté à Cannes l’année suivante.

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Après le tournage du court-métrage pour Les petites perles au fond de l’eau, Věra Chytilová réalise dans la foulée un long-métrage qui fera date et qui est souvent cité en exemple pour témoigner de l’inventivité qui caractérisait la Nouvelle Vague tchèque, Les petites marguerites qui sortira en 1966. Aujourd’hui, le film nous est proposé par Malavida Films dans une très belle copie restaurée et sa relecture interpelle toujours. Comment aborder Les petites marguerites ? D’abord tenter d’en extraire une substance narrative même si, comme ça, l’exercice semble périlleux. Deux jeunes femmes, une blonde et une brune, toutes deux prénommées Marie, font le constat que le monde ne tourne pas rond et qu’il court à sa perte car il est l’objet de multiples dépravations. Elles conviennent alors que pour habiter ce monde, il leur faut se conduire comme des dépravées et, pour cela, commettre nombre d’actions que la morale réprouve. C’est réducteur. Passons.

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Alors disons que Les petites marguerites est avant tout un hymne à la liberté. Pas uniquement pour le côté iconoclaste de la progression dramaturgique qui vante les mérites de comportements anarchiques mais surtout pour sa mise en forme. Le film s’ouvre sur des images qui n’appartiennent pas à la réalité tchèque, des images de guerre qui, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, définissent la frontière qui sépare le Bien du Mal. Il y a les bonnes images de guerre et les mauvaises images de guerre ; mais cela reste des images de guerre, non ? Donc, pas simple. C’est alors que, très vite, le montage, pensé selon des considérations énoncées par les maîtres soviétiques, invite dans le discours une réflexion ambiguë. Le Mal et le Bien cohabitent. Le spectateur comprend très vite que la succession rythmique et esthétique des images visera tout au long du film à proposer des contextes situationnels qui auront pour finalité de provoquer des réflexions aptes à faire vaciller les certitudes de chacun. Et l’émotion ? Ce n’est pas ce que cherche à atteindre Věra Chytilová dans un premier temps. Si émotion il doit y avoir, celle-ci émanera du processus intellectuel qui étreint le spectateur en l’invitant à accepter de changer d’état après avoir considéré le monde selon des perspectives nouvelles.

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C’est d’ailleurs sur ce point que le film de Věra Chytilová conjugue Dadaïsme et Surréalisme. Le point de départ de l’action, ce qui stimule les agissements de nos deux marguerites nommées toutes les deux Marie (et aussi les pensées du spectateur) relève à la fois de l’abandon et de la destruction des principes normatifs traditionnels (Dadaïsme) et du rejet d’une réalité objective (Surréalisme). Il est donc nécessaire d’approcher le film par la forme. L’élément constitutif du film le plus évident pour accéder à la démarche de Věra Chytilová est, nous l’avons déjà évoqué, le montage.

Věra Chytilová procède par adjonction ou soustraction. Tout au long des séquences, des éléments apparemment étrangers sont associés les uns aux autres dans des espaces qui leur sont a priori tout autant inconnus. Ainsi mises en application, la juxtaposition ou la collision de ces éléments provoquent des interrogations poétiques ou intellectuelles qui annulent tout rapprochement réaliste des choses. Difficile de ne pas songer au principe de collage tel que défini par Max Ernst. C’est-à-dire d’envisager la combinaison des plans comme un processus qui excède les limites de l’image pour symboliser, représenter, modifier ou décliner la profondeur d’une pensée.

Car le film arpente des territoires qui sont au fond des suppositions. Le film s’accommode donc autant de représentations abstraites à la matérialité insolite que de représentations figuratives illustrant des images conceptuelles. Les séquences, telles qu’envisagées par Věra Chytilová, sont toujours le reflet de phénomènes identifiables qui perdent de leur sens commun. L’espace filmique sert de support à un assemblage d’éléments hétéroclites (attitudes, gestes, mouvements, lieux, classes sociales) qui définissent une réalité nouvelle (la pensée de l’autrice) caractérisée par la superposition de composants incompatibles ou contradictoires.

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Prenons l’exemple de la scène du cabaret. Les deux Marie entrent dans la salle en passant par la scène. Un faisceau de lumière éclaire un rideau qui s’entrouvre en laissant apparaître Marie et Marie. On les presse de rejoindre une table pendant qu’un couple de danseurs commence sa prestation. Ils dansent. Pendant ce temps-là, les deux Marie ont été installées dans une sorte de loge qui est le pendant de la scène sur laquelle se produisent les deux danseurs. Montage parallèle entre les deux « scènes ». Marie et Marie commencent à bouger ou à effectuer des gestes qui bouleversent les conventions (elles sautent sur la banquette, sortent des bouteilles et des verres avant que le serveur ne leur apporte leur commande, elles gesticulent, grimacent, etc.). Une chorégraphie se substitue alors à une autre déplaçant l’intérêt de la séquence d’une scène à une autre. Puis les deux Marie sortent du cadre de la loge, incarnation des normes et des conventions sociales qui déterminent les limites de la bienséance. Elles envahissent l’espace. Les regards se détournent des danseurs pour regarder une autre représentation beaucoup plus captivante que celle de la danse exécutée selon des règles précises. La danseuse est elle aussi attirée par l’attitude des Marie. Le montage joue le jeu jusqu’au bout. Dans l’agencement des plans, Věra Chytilová laisse entendre que, sans avoir changé de position, les gens attablés font face non plus aux danseurs mais aux Marie. Le sens commun induit par notre perception de l’espace dans le réel a volé en éclat. Le monde a été repensé, renversé. Ici Věra Chytilová joue avec l’obscène (la dépravation espérée par les deux Marie) et l’ob-scène puisqu’il s’agit de faire irruption dans la norme sociétale établie en Tchécoslovaquie pour s’y opposer, pour contrecarrer la mise en application des règles communautaires et pour contrarier le collectif. Il y a quelque chose ici qui rejoint les apparitions jugées inopportunes de Keaton ou de Chaplin en des lieux où ils n’étaient pas désirés.

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Les petites marguerites de Věra Chytilová est la retranscription parfaite d’un regard nouveau sur le monde. Le film part de l’idée simple de définir ce qui est de l’ordre de la dépravation pour en faire un élément de destruction du système. La mise en forme filmique se fait alors l’écho d’une remise en cause de toutes les conventions et de toutes les contraintes idéologiques, esthétiques et politiques. Les petites marguerites est aussi une exploration des moyens qui pourraient éveiller la conscience individuelle. D’ailleurs, le choix de la marguerite dans le titre n’est sans doute pas anodin. La marguerite, fleur constituée de deux fleurs imbriquées l’une dans l’autre, incarne des valeurs qui couvrent un spectre suffisamment large, de l’innocence à la régénérescence en passant par le renouvellement ou encore la pureté, pour concerner le plus grand nombre d’individus. Si le film se plaît à imager un cheminement, celui de la conscience de soi, il assume son propos en le figurant par le constat du pouvoir d’ingérence de chacun sur les normes afin d’en améliorer la portée. Semer le désordre, pour Věra Chytilová, c’est vivre.

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Crédit photographique : © Malavida

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