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Les mouchoirs jaunes du bonheur

Publié par - 6 septembre 2022

Catégorie(s): Cinéma, Sorties DVD/BR/Livres

Carlotta Films édite en cette fin d’été Les mouchoirs jaunes du bonheur, un film japonais peu connu réalisé en 1977 par Yoji Yamada. Si Yamada ne fait pas partie des cinéastes les plus couramment cités par la cinéphilie occidentale lorsqu’il s’agit d’évoquer les réalisateurs japonais d’importance, il est bon de mentionner qu’il bénéficie d’un capital confiance sans limite dans son pays. La raison en est simple mais elle nécessite quelques précisions historiques.

En 1968, la télévision japonaise, Fuji en l’occurrence, a l’idée de produire une série intitulée C’est dur d’être un homme et composée de 26 épisodes consacrés au personnage de Torajirō Kuruma dit Tora-san. Le personnage est le reflet parfait du Japonais de son temps. Traitée selon des principes qui facilitent l’identification du spectateur au personnage (mélange de drame et de comique), la série se transforme très vite en succès considérable. L’année suivante, Fuji décide d’interrompre la série. Le public vit très mal cette situation et c’est ainsi que la Shōchiku et Yōji Yamada ont l’idée de créer une série cinématographique (la plus longue de toute l’histoire du cinéma : 50 films à ce jour) autour du personnage de Tora-san qui sera toujours interprété par le même comédien (Kiyoshi Atsumi). Le public japonais est ravi et autant l’acteur principal que Yōji Yamada gagneront durablement l’estime des spectateurs japonais.

La série, difficile à exporter tant elle correspond à des préoccupations locales, explique en partie pourquoi Yōji Yamada n’est pas très connu sous nos latitudes. La carrière du cinéaste tourne essentiellement autour des films consacrés à Tora-san puisque Yamada en a réalisé 48 sur les 50 produits au final. Il n’empêche, cette édition de son film, Les mouchoirs jaunes du bonheur, le plus célèbre en dehors de la série citée, éveille la curiosité.

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Les mouchoirs jaunes du bonheur est un mélodrame qui se dissimule derrière les trajectoires initiatiques de trois personnages. Kin’ya (Tetsuya Takeda) est une sorte d’adolescent dans un corps d’adulte qui vit une rupture affective dont il peine à retranscrire verbalement les effets douloureux. Les comprend-il ? Pas sûr. Kin’ya vit mal les remarques formulées par ses connaissances et décide d’acheter une voiture afin de prendre la route, sans but, pour voir du pays, pour grandir donc. Après avoir essuyé le refus de ses camarades les plus proches pour l’accompagner, il se rend à la gare et tente de convaincre des jeunes femmes de partager son périple. Après avoir échoué à rallier à sa cause deux d’entre elles, il se fait insistant auprès d’Akemi (Kaori Momoi). Cette dernière, sans envisager un périple très long, accepte de se faire déposer plus loin. Pas de hasard à ce que cette jeune femme monte dans la voiture puisqu’elle aussi, à sa manière, semble immature.

Un troisième larron fera partie du voyage. Lui est plus âgé, il a bourlingué pense-t-on puisqu’il sort de prison. Yūsaku Shima (Ken Takakura) se révèlera pourtant, à sa manière, tout aussi emprunté que Kin’ya et Akemi lorsqu’il s’agira d’adopter un comportement approprié aux vicissitudes sentimentales que les personnages vivent. Le trajet importe peu. Les hésitations, les changements de directions successifs ne font qu’indiquer la difficulté à se définir identitairement. Yamada ne s’y trompe pas. Il préfère les panoramiques aux travellings pour insister sur la dimension cosmogonique du trajet. Il s’agit plus de se situer intérieurement plutôt que d’appréhender un territoire physique.

Le plus important ne se situe pas dans le déplacement mais dans le temps que le déplacement octroie aux passagers de la voiture pour qu’ils digèrent et assimilent les effets de la réalité présente sur la conscience de chacun. Tout voyage initiatique s’inscrit dans une logique spatiale et temporelle qui favorise la structure du moi et, comme souvent, la progression de chacun se vérifie dans son rapport à autrui.

Le personnage de Yūsaku Shima fait figure dans un premier temps de référent moral. Une figure paternelle, un guide que l’on écoute. Il est un indicateur qui permet aux plus jeunes de comprendre ce qui ne fonctionne pas dans leur approche l’un de l’autre. Kin’ya ne pense dans un premier temps qu’à coucher avec Akemi d’une manière grossière et triviale. Il n’arrive pas à décoder les signaux négatifs que lui adresse la jeune femme. De son côté, Akemi éprouve les pires difficultés pour faire entendre à Kin’ya ce qu’elle attend d’une relation amicale ou amoureuse. Il faut l’intervention répétée de Yūsaku Shima pour que chacun comprenne, au fil du temps et des kilomètres, ce qui ne marche pas.

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L’initiation amoureuse de Kin’ya et d’Akemi paraît évidente dès leur rencontre traitée sur un ton comique avant que leur incapacité à répondre aux attentes de l’autre introduise une note plus dramatique dans le film. Restent alors plusieurs questions que le public oublie de se poser : pourquoi Yūsaku Shima était emprisonné ? En quels points de sa personnalité Yūsaku Shima a-t-il besoin d’être initié ou ré-initié ? Surgit alors un coup de théâtre.

À la moitié du film, Yūsaku Shima raconte son histoire. Soudainement, par la parole, par les mots qui lui ont toujours fait défaut, Yūsaku Shima propulse les deux jeunes dans le monde des adultes. Finie l’insouciance, finies les inconsidérations, Akemi et Kin’ya reçoivent une parole que Yūsaku Shima n’a jamais su adresser à quiconque. Enfin, les mots franchissent les limites habituellement fixées par la pudeur du personnage. Yūsaku Shima s’ouvre aux autres. Il dit ses souffrances. Il sait dire, maintenant qu’il a explicité aux plus jeunes ce qui ne fonctionnait pas dans leur relation, ce qui a dysfonctionné dans sa propre vie passée. Le jeune couple miroite ce qui fut. Yūsaku Shima observe la surenchère théâtrale des discordances entre Kin’ya et Akemi. Il y voit, par un phénomène de projection, les ratés de sa propre existence. À sa manière, Yūsaku Shima devient le pendant d’un spectateur qui prendrait soudainement conscience, grâce au phénomène d’identification aux situations projetées sur l’écran, de la nature des difficultés qu’il rencontre dans le réel.

Le mélodrame s’empare du film et du spectateur. Le voyage initiatique ne concernait pas que les plus jeunes. Au surcroît d’expressivité verbale des plus jeunes s’oppose la parole parcimonieuse de Yūsaku Shima. L’économie des mots est cependant émancipatrice puisqu’elle enclenche une nouvelle dynamique filmique. Si le trajet en voiture reste indécis, c’est maintenant parce que Kin’ya et Akemi prennent le contrôle de la situation. Ils grandissent. En assistant le plus ancien à s’affirmer et à accepter qui il est, Kin’ya et Akemi deviennent responsables.

Les mouchoirs jaunes du bonheur démontre une nouvelle fois que l’art cinématographique n’a pas encore dévoilé tous ses atours. Le film de Yōji Yamada surprend et attise l’envie de découvrir d’autres œuvres du cinéaste. L’étonnement est un état qui, lorsqu’on parle d’image aujourd’hui, tend trop souvent disparaître. Aussi ne faut-il pas bouder ce plaisir que Les mouchoirs jaunes du bonheur provoquera chez les plus curieux. Alors Carlotta, c’est quoi la suite ?

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Crédit photographique : © 2022, Carlotta Films

Suppléments :

. HUMANITÉ (27 min)
Un entretien avec Claude Leblanc, journaliste-éditorialiste à L’Opinion, fondateur de Zoom Japon et auteur du livre Le Japon vu par Yamada Yôji (Éd. Ilyfunet).
. BANDE-ANNONCE DE LA RESTAURATION

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