Accueil > Jeux vidéo > Road 96
Dans le domaine du jeu vidéo, nombre de studios cherchent à apporter de plus en plus de libertés aux joueurs. Certains offrent des terrains de jeux immenses et des centaines d’objets pour habiller un avatar armé jusqu’aux dents, entre autres les Grand Theft Auto. D’autres multiplient les choix de dialogues et les fins possibles pour un protagoniste qui avance vers un destin singulier, la plupart des RPG proposent cela. Derrière ce terme au combien vague de Liberté se cachent donc souvent le désir d’expression personnelle et la volonté de personnaliser les conséquences des choix effectués pendant le jeu. Ce genre d’ambition réclame habituellement des ressources considérables (financières, humaines). Il est donc compliqué de se démarquer face aux gros studios qui ont ce genre de moyens. Pourtant, la petite équipe de Digixart a tenté une expérience qui questionne le principe de liberté pour revenir à ses composantes les plus simples. Cette aventure aux nombreuses inspirations fut baptisée Road 96.
Dès le départ, le jeu brise certains codes narratifs. Plongé dans le pays fictif de Petria, une dictature qui, comme souvent, se prétend démocratie, le joueur ne va pas incarner un protagoniste, mais une multitude de personnages. De nombreux adolescents dépourvus d’identité prennent la route, en auto-stop, bus, taxi ou à pied pour tenter de rejoindre la frontière et son mur, seule porte permettant de quitter Petria. Road 96 a donc tout du Road-Movie. Le titre évoque même une des routes les plus célèbres : la fameuse route 66. Les nombreux protagonistes sont à l’image des héros de ce genre de récit. D’horizons divers, une destination symbole de liberté canalise leurs aspirations et les projette dans un voyage jonché de rencontres avec des personnages atypiques.
Leur parcours, généré procéduralement, ne sont jamais similaires à l’exception de la destination commune à tous. Impossible de savoir quel adolescent rencontrera quel personnage et à quel moment de sa propre aventure. Ce qui simule l’imprévisibilité de la vie. Ces huit personnages rencontrés sur la route ont chacun leur personnalité et parcours, qu’il s’agisse d’Alex, petit génie de la technologie en quête d’identité, Stan et Mitch, le duo de cambrioleurs loufoques, ou de Jarod, le tueur en taxi assoiffé de vengeance. On apprend à connaître ces voyageurs mais on ne les rencontre que rarement avec le même avatar. Tous sont observés par le joueur à travers de multiples regards et influencés par ses décisions, souvent de simples phrases, parfois des actions simples, mais qui semblent bien souvent dérisoires au sein de la grande histoire de Petria qui se déroule autour de lui.
La vacuité identitaire de ces avatars, dont on ne connaît que le genre ou les capacités physiques, permet au joueur de choisir ses actions avec une quasi absence d’influence de leurs origines. L’inverse de ce que demandent habituellement les jeux de rôles, où le joueur doit s’installer un minimum dans l’histoire de son avatar. Il est donc possible de parcourir Petria grâce à une multitude d’histoires situées toutes dans un même univers. Ainsi, les choix faits par le joueur ne sont plus ceux d’un héros dont la volonté provoque de grands changements, mais de légères impulsions qui engendrent de petites conséquences. Ce n’est que sur le long terme que le joueur se rend compte que ses décisions en apparence triviales, mises bout à bout, aboutissent à une des nombreuses fins du jeu. Cela diffère en ce point des inspirations du jeu.
Les influences du jeu sont aussi nombreuses qu’évidentes. L’odyssée à travers le désert immense et rocailleux renvoie inévitablement au Western et la narration qui s’y déroule est dans la continuité du Road-Movie. Les personnages eux-mêmes ne sont pas sans rappeler certains films. Alex le bricoleur ressemble à l’un des fameux Goonies dont s’est ouvertement inspiré Yoan Fanise. Jarod à une allure qui semble tout droit sortie d’un film noir, avec son Fedora et sa clope au bec. Son instabilité psychique alors qu’il conduit son taxi évoque Robert De Niro dans Taxi Driver. D’autant que lorsqu’ils se rencontrent, surviennent des événements marquant dans un monde désertique où le vide souligne l’importance du lien entre les hommes. Nomadland et Into the wild ne semblent pas si loin et la liste est encore longue.
Pourtant, une influence inattendue se dessine. Celle de l’Inde. Le joueur ne se contente pas de suivre un parcours tout tracé. Ses décisions s’accompagnent forcément de conséquences subtiles aux ramifications imprévisibles. L’influence de ses choix libres étant illustrée par un système de Karma. Ce n’est qu’en changeant de personnage que l'on peut s’en rendre compte. Changer de personnage, c’est changer de vie dans ce jeu. Le langage vidéoludique et l’Hindouisme fusionnent car dans les deux cas on parle de changer d’avatar. Pour cela, l’histoire de l’adolescent incarné doit se terminer. Que ce soit de façon dramatique ou épique, selon les choix du joueur, la fin d’une aventure est marquée par une lumière brillante. Les décisions sont par ailleurs influencées par les actes précédents, tels les échos d’une vie antérieure. Le joueur se réincarne donc à plusieurs reprises et continue d’influencer les personnages et le monde jusqu’à la fin du jeu. Une révolution semble inévitable mais quelle forme prendra-t-elle ?
Digixart propose ainsi avec Road 96 une réflexion sur la liberté dans le jeu vidéo en faisant un parallèle avec la vie réelle. Le joueur ne se doute pas des conséquences de ses actes en apparence négligeables. Pourtant ce qui résulte de ses décisions influence la vie des personnages qui habitent ce monde, troublés par leur passé et leur identité, comme des âmes errantes dans le désert tandis qu’une Révolution se prépare. Les petites histoires se télescopent dans la grande sous la loi du karma. Sans être le héros du peuple, une variante de l’homme providentiel ancré dans un certain imaginaire occidental, l’influence du joueur se fait sentir sur les destins de ceux qui en viennent à agir sur le monde. L’individu n’est alors plus insignifiant au sein de l’Histoire. Le joueur n’a pas besoin de devenir surpuissant pour être libre, comme dans nombre de jeux d'action ou de rôle. Sa présence et ses choix, aussi anodins semblent-ils, changent déjà le monde.
Crédit image : Copyrigth Digixart / RavensCourt