Splitscreen-review Image de La Belle Noiseuse de Jacques Rivette

Accueil > Cinéma > La Belle Noiseuse

La Belle Noiseuse

Publié par - 27 octobre 2022

Catégorie(s): Cinéma, Sorties DVD/BR/Livres

Potemkine Films poursuit son remarquable travail éditorial consacré à l’œuvre de Jacques Rivette avec deux films qui nous parviennent pour la première fois en haute définition, La Bande des Quatre et La Belle Noiseuse. Nous nous arrêterons plutôt sur ce dernier. Non pas que La Bande des Quatre n’est pas digne d’intérêt, loin de là, mais il creuse, sans réelle surprise, quelques obsessions qui hantent le cinéma de Rivette depuis Paris nous appartient, son premier film. Il est essentiellement question, dans La Bande des Quatre, d’observer ce qui réunit l’artificiel et le réel en considérant les fluctuations territoriales guidées par le langage théâtral et le cinéma. La Belle Noiseuse reprend à son compte ces interrogations mais l’auscultation passe par le prisme du théâtre et de la peinture tout en essayant de déterminer ce qui distingue le cinéma des autres formes artistiques auxquelles il a largement emprunté.

Splitscreen-review Image de La Belle Noiseuse de Jacques Rivette

La Belle Noiseuse intrigue aussi parce qu’il s’agit d’un objet filmique qui déroge à certaines inclinaisons qui balisent l’œuvre du cinéaste. Le film repose sur un schéma narratif classique, sur une distribution prestigieuse réunie dans un décor provincial et le film a bénéficié d’une reconnaissance critique et publique exacerbée par l’obtention d’un Grand prix du Jury au Festival de Cannes 1991. Au-delà des ingrédients mentionnés aptes à séduire le plus grand nombre, ajoutons d’autres attraits : un roman de Balzac (Le chef d’œuvre inconnu) sert de base à la réflexion scénaristique, la peinture est considérée comme un objet d’étude sur l’acte créatif… Mais, pour l’amateur de cinéma, le plus intéressant est ailleurs. Car le film ose une hypothèse sur le voir et le regard (deux concepts éminemment picturaux et cinématographiques) que Rivette n’avait jamais formulée jusqu’ici de manière aussi limpide. Sans doute parce que le cinéaste ne visualisait pas avec assez de précision comment il pouvait s’accommoder du pouvoir de dévoilement de l’image filmique et, surtout, dans quelle limite il est possible de filmer ce dévoilement.

Comme tout metteur en scène affilié à la Nouvelle Vague française, Rivette a aussi, dans son œuvre en général, revisité la réalité de son temps. Pour y parvenir, le cinéaste s’est approprié quelques questions fondamentales soulevées par la Nouvelle Vague (que peut-on montrer ? Que doit-on montrer ? Que peut-on représenter et comment ?). Ainsi, La Belle Noiseuse apparaît avant tout comme une mise à nue, au sens littéral et au sens figuré, des capacités du cinéma à extérioriser les choses, à les rendre tangibles, à les démasquer, à les dénuder, à les exhiber.

Splitscreen-review Image de La Belle Noiseuse de Jacques Rivette

Et cela se caractérise par le désir de filmer la peinture en train de se faire, de se penser d’abord puis de se matérialiser par le trait ensuite. Rivette décide de filmer le geste du peintre (Bernard Dufour) auquel doit se raccorder Michel Piccoli qui interprète le rôle d’un artiste en quête d’inspiration et de révélation. Le geste est simple. La main en gros plan de Dufour agit sur le papier ou sur la toile avec des plumes, des pinceaux. La main trace des lignes, elle humidifie le support, elle dilue la peinture dans la représentation du corps. Les traits qui résultent de ces actes conduisent notre regard et jouent avec les suppositions du spectateur. Les traits premiers sont en apparence éloignés de ce que suggèrent les poses du modèle (Emmanuelle Béart) que le spectateur voit également. L’imaginaire au travail est donc au cœur des intentions de l’auteur. Un imaginaire multiple que le film se plaît à conjuguer : celui du peintre Bernard Dufour qui peint le corps tourmenté du modèle, celui du modèle qui ne cesse de résister physiquement et psychiquement à celui qui cherche la substance d’une inspiration, celui de Piccoli qui se positionne dans le prolongement des attitudes du peintre, celui de Rivette qui décide du visible, du contenu de l’image et enfin celui du spectateur qui spécule sur la nature du trait et envisage les discours du peintre et du cinéaste.

Splitscreen-review Image de La Belle Noiseuse de Jacques Rivette

Se dessine un corps et ce qu’il traduit des âmes qui se cherchent et qui communient à travers l’acte créatif. Se dessinent aussi l’invisible et l’indicible. Le trait qui s’imprime sur la toile et sur l’écran part d’une réalité qu’il représente et qu’il trahit pour mieux dire la quête ontologique (la nature des choses) qui s’invite dans le film. Se raconte la traque d’une vérité souvent inaccessible à tous et qui ne peut souffrir d’être révélée et livrée au regard de ceux qui sont restés extérieurs au cheminement créatif commun.

La pensée en mouvement qui est au cœur du projet est finalement plus celle du spectateur, le seul capable, parce qu’en bout de chaîne créative, de se prononcer sur ce que le cinéma est susceptible de produire. La Belle Noiseuse est une éducation du regard. Là où certains clamaient (et clament encore) que la question du voir a cessé d’être fondamentale en Occident, Rivette oppose à cette conjecture La Belle Noiseuse. Peu de prises de vue, une tension palpable dans les transitions entre la main de Dufour et le jeu de Piccoli, les possibilités offertes par les expressions corporelles d’Emmanuelle Béart et un espace (un atelier théâtralisé) qui contraint la cinétique à un périmètre inamovible. Tout est là, sous nos yeux. Il faut savoir regarder pour mieux voir.

Splitscreen-review Image de La Belle Noiseuse de Jacques Rivette

Quel sera donc ce chef d’œuvre dont nous savons dès le départ qu’il restera inconnu ? C’est le mot inconnu qui interpelle ici. Le tableau reste interdit à tous puisque sa matérialité nous échappe à force de retours et de superpositions même si tout a été montré. L’impossibilité d’en révéler, par le cinéma, les contours définitifs rejoint deux postulats. D’abord, à l’évidence, la perfection relève de l’irreprésentable car sujette à une subjectivité culturelle propre à chaque individu, à chaque spectateur. Et puis, la captation de l’échange créatif entre le modèle et le peintre observée par Rivette stimule l’imaginaire du spectateur invité à s’abandonner à des hypothèses figuratives qui se dérobent à toute représentation universaliste. Ce qui laisse entrevoir que La Belle Noiseuse est une invitation magistrale à penser le cinéma comme un espace de contemplations intérieures. Un beau voyage.

Outre la version courte intitulée La Belle Noiseuse, Divertimento d’une durée de 125 minutes, l’édition est agrémentée de nombreux compléments. Parmi ceux-ci, l’épatant film de Claire Denis réalisé dans le cadre de la collection « Cinéma de notre temps » et intitulé Jacques Rivette, le veilleur : le jour & la nuit. Mentionnons également le court module intitulé Le scénario dans lequel Pascal Bonitzer et Christine Laurent reviennent sur la genèse et l’évolution du travail sur le projet qui a abouti à La Belle Noiseuse.

Splitscreen-review Image de La Belle Noiseuse de Jacques Rivette

Crédit photographique : Copyright Les films du Losange / Copyright Potemkine Films

Suppléments :

"La Belle Noiseuse, Divertimento" de Jacques Rivette, montage alternatif pour une diffusion TV à partir de prises non retenues pour la version cinéma (SD, 1990, 125')
Analyse du film par Pacôme Thiellement (2022, 33')
Interview de Jacques Rivette par Frédéric Bonnaud, directeur de la Cinémathèque française (2002, 13')
"Le scénario" par Pascal Bonitzer et Christine Laurent (21')
"Jacques Rivette, le veilleur : le jour & la nuit" collection "Cinéma de notre temps", réalisé par Claire Denis (1994, 123')

Partager