Splitscreen-review Image de La Comtesse aux pieds nus de Joseph L. Mankiewicz

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La Comtesse aux pieds nus

Publié par - 12 décembre 2022

Catégorie(s): Cinéma, Sorties DVD/BR/Livres

Assez curieusement, lorsque la cinéphilie s’interroge sur les grands cinéastes américains, son nom ne s’impose pas immédiatement. Et pourtant, Joseph L. Mankiewicz est incontournable. Passé par l’écriture et la production, il est riche d’une expérience conséquente lorsqu’il réalise Le Château du Dragon en 1946. Premier film et déjà un coup de maître. Pour un metteur en scène néophyte, ce n’est pas forcément le premier film le plus compliqué. Les difficultés s’amoncellent lorsqu’il s’agit d’enchaîner un second projet, phénomène d’autant plus vérifiable si la première œuvre fut couronnée de succès.

Pour Mankiewicz, ce ne fut pas le cas. Les projets se sont succédés et les grands films se sont accumulés. L’aventure de Mme Muir (1947), Chaînes conjugales (1949), La maison des étrangers (1949), Eve (1950), On murmure dans la ville (1951), L’affaire Cicéron (1952), La Comtesse aux pieds nus (1954), Soudain l’été dernier (1959). C’est à partir de 1963 et Cléopâtre que Mankiewicz rencontre ses premières difficultés et ses premiers doutes. Les films suivants ne connaîtront pas le même succès même si son dernier film, Le limier (1972), est considéré par beaucoup comme un chef d’œuvre. Difficile de pointer une raison en particulier mais il est évident que les mutations qui opèrent dans le cinéma (crise des studios, changement générationnel, ruptures esthétiques, etc.) ont contribué à marginaliser une œuvre qui, malgré tout, a traversé les époques et a survécu à toutes les modes. On notera d’ailleurs que Mankiewicz est l’un des rares cinéastes dits classiques qui fut considéré et respecté par les différentes écoles ou cercles de jeunes cinéastes qui vont émerger dans les années 1960.

Mankiewicz avait tout pour plaire. Il était une sorte d’auteur absolu qui réalisait et rédigeait la plupart du temps ses scénarios avec habileté et même avec audace. Son œuvre est d’une certaine manière un point d’équilibre dans l’histoire du cinéma puisqu’elle marque autant l’avènement du classicisme qu’elle constitue une porte ouverte sur la modernité. D’ailleurs, La Comtesse aux pieds nus, film qui nous intéresse plus particulièrement ici, en témoigne. Le positionnement de La Comtesse aux pieds nus sur la frise chronologique que constitue l’histoire du cinéma est ici l’un des principaux motifs du cinéaste. Ce qui constitue l’essentiel de l’œuvre en général et de La Comtesse aux pieds nus en particulier se nourrit de concepts qui firent l’objet de débats acharnés dans et autour de l’industrie cinématographique. Au cœur de chaque projet filmique de Mankiewicz se combinent des notions distinctes et complémentaires comme le temps (le rapport au passé et les figures narratives de la répétition), comme la représentation (différentes formes de spectacles animent des personnages motivés par la question des faux-semblants : réalisateurs, comédiennes, espions, etc.), comme l’inaccompli ou encore l’incomplétude. Ce sont d’ailleurs ces derniers traits qui inspirent les autres. La représentation, le paraître, le jeu, le faux, l’artifice qui hantent les films de Mankiewicz et qui ancrent les œuvres dans une temporalité fluctuante et soumise à la seule loi du passé sont redevables à l’omniprésence de l’inachèvement.

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Dans La Comtesse aux pieds nus, ces considérations se répondent et soutiennent l’objet premier de l’œuvre : la mise en scène cinématographique. L’ouverture du film pose les bases d’une réflexion qui explore les possibilités narratives offertes par l’écriture scénaristique et par l’exploitation de ces hypothèses par la réalisation. Un cimetière, sous la pluie, de jour. La voix off d’un cinéaste, Harry Dawes (Humphrey Bogart), double explicite de Mankiewicz dans le film, accompagne un mouvement de caméra qui guide le spectateur vers une tombe au-dessus de laquelle trône la statue de Maria Vargas (Ava Gardner), chanteuse et danseuse espagnole devenue star hollywoodienne puis Comtesse. Maria Vargas est morte, fauchée en pleine gloire. Le récit d’Harry Dawes introduit un premier flash-back qui livre des informations sur les origines familiales et artistiques de Maria Vargas. Plus loin, la voix d’un autre personnage du film, Oscar Muldoon (Edmond O’Brien), responsable de la communication d’un riche Américain qui souhaite investir dans le cinéma, Kirk Edwards (Walter Stevens), prend le relai. Un autre flash-back, un autre regard sur Maria Vargas. D’autres voix off suivront et alterneront avec celle d’Harry Dawes, le metteur en scène, le double de Mankiewicz en démultipliant les possibilités scéniques, narratives et formelles. La Comtesse aux pieds nus est donc un film sur le regard, un film sur le cinéma.

Toutes les voix-off, conventions syntaxiques obligent, constituent un lot d’informations objectives qui renseignent sur Maria Vargas. Les scènes se suivent, se prolongent, se répètent et leurs constructions diffèrent pour produire de savoureuses réflexions. Car il s’agit bien de cela, une réflexion sur une profession qui tend, en 1954, à disparaître très prochainement. C’est en tout cas ce que prédisent les plus pessimistes. Le cinéma change, évolue, même à Hollywood. Alors le film se fait l’écho des interrogations de Mankiewicz sur la question. La figure de la récurrence qui structure l’œuvre se vérifie à plusieurs niveaux : formel, esthétique (photographie de Jack Cardiff) et narratif. La répétitivité constitutive de l’œuvre participe du sentiment d’incertitude qui envahit le spectateur au fil des scènes. Car les différents points de vue adoptés par la mise en scène modifient la perception des événements.

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La Comtesse aux pieds nus cultive ce sentiment de l’insaisissable qui agit dans d’autres films hollywoodiens célèbres, de Citizen Kane à Vertigo par exemple. La seule matérialité de Maria Vargas, à l’image de son modèle décrit par Perrault ou les frères Grimm, Cendrillon, qui subsistera de son identité se révèle à travers la présence d’un objet qui traduit l’étendue des traits de caractères qui définissent le personnage (une statue dans le film et une pantoufle de verre ou de vair, c’est selon, dans les différentes orientations du conte). Notons d’ailleurs que le film de Mankiewicz (il en va ainsi également des différentes versions du conte) repose sur l’essence de la morale délivrée par les premiers écrits sur Cendrillon. L’existence de la femme est systématiquement définie non pas en fonction de la conscience que Maria Vargas ou que Cendrillon ont d’elles-mêmes mais par le regard d’un tiers, qui plus est masculin, qui se pose sur le féminin, objet de convoitises et de fantasmes.

Nous revenons ainsi au point de vue. Mankiewicz s’improvise Pygmalion. Mais la Cendrillon qu’il peint à travers le personnage de Maria Vargas pourrait aussi être une projection de lui-même. Car l’histoire de Maria Vargas est celle d’une femme adulée soudainement par Hollywood qui ne s’y trouve rapidement plus à sa place avant de s’en échapper pour tenter de se retrouver. La carrière de Mankiewicz suit une trajectoire peu ou prou identique : très vite le succès, les Oscars puis la volonté de fuir le milieu hollywoodien pour tourner en Europe afin de se retrouver... C’est sur ce point que La Comtesse aux pieds nus révèle quelques analogies avec Citizen Kane. Les deux films doivent d’ailleurs autant au talent d’observateurs éclairés qu’étaient Welles ou Mankiewicz qu’à leur expérience personnelle. Welles va jusqu’à interpréter le mystère incarné que constitue Kane et la personnalité de celui-ci ne se révèle qu’à partir de spéculations que le spectateur formule au fil des scènes à partir de sa compréhension de celles-ci. Mankiewicz procède différemment mais il est nourri des mêmes intentions. Il invente un personnage (deux si nous considérons que Maria Vargas est une transposition des idées d’Harry Dawes) qui l’incarne à l’écran, Harry Dawes (le pendant du Kane de Welles), et le mystère soulevé par le film sur la personnalité de Maria Vargas, voire sur celle de Dawes, ne trouvera pas de résolution explicite (que saurons-nous de Kane ?). Dans La Comtesse aux pieds nus, il appartiendra donc également au spectateur de définir les contours de la personnalité de Maria Vargas et d’imaginer la structure identitaire du personnage.

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Dans Citizen Kane, les témoignages se succèdent pour dire quel homme était Kane. Enfin, aux yeux de ceux qui s’expriment. Les événements décrits par les témoignages se succèdent ou se chevauchent pour laisser entendre quelle subjectivité est à l’œuvre chez les personnages interrogés. Mankiewicz choisit, lui, de soumettre le spectateur à des images qui reproduisent des motifs scéniques identiques mais filmés de manière différente. Une scène de La Comtesse aux pieds nus résume l’intention. Maria Vargas s’est défaite de l’emprise exercée sur elle par Kirk Edwards, le producteur de ses débuts. Lors d’une soirée donnée chez Maria Vargas, une altercation oppose Kirk Edwards à un millionnaire sud-américain, Alberto Bravano (Marius Goring). Maria quitte la soirée avec ce dernier après une ultime humiliation de Kirk Edwards. Plus tard, nous retrouvons Maria Vargas et Alberto Bravano dans un casino. Maria s’empare d’une plaque à la valeur sans doute indécente et Bravano prend très mal la chose. Surgit alors le Comte Torlato-Favrini (Rossano Brazzi) qui s’interpose, gifle Bravano et quitte la soirée en compagnie de Maria Vargas.

Dans cette scène, Maria Vargas échappe à nouveau à un homme qui la considère comme un objet. La gifle physique de Torlato-Favrini infligée à Bravano vaut la gifle verbale donnée par Bravano à Edwards. Mais la scène de la gifle éclaire aussi sur la manière dont Mankiewicz considérait la pratique de la mise en scène. La séquence sera montée deux fois dans le découpage du film. Une première fois dans un montage analytique qui découpe l’espace et le temps du film et une seconde fois en plan séquence pour respecter l’unité de temps et de lieu de l’action. La différence s’inscrit dans une logique qui appartient à deux zones de mémoires différentes qui font écho de la scène. Le montage analytique apparaît dans un flash-back convoqué par Oscar Muldoon. Cette version découpée de la scène intervient sur deux registres. D’abord il s’agit de comprendre et de restituer avec le plus de précision possible l’agencement des faits. Cela traduit donc l’effort de mémoire. Mais cela traduit aussi, puisque c’est la dernière fois que Muldoon a vu Maria Vargas, la volonté pour le protagoniste de conserver le mieux possible le souvenir des détails de la soirée. La même scène de la gifle filmée en plan-séquence appartient, elle, à une zone de mémoire convoquée par le Comte Torlato-Favrini, acteur direct de l’événement. À travers l’usage du plan-séquence, il est ici bien évidemment question de conserver et de retranscrire la matérialité temporelle et dramaturgique du souvenir. D’un point de vue cinématographique, il est ici question pour Mankiewicz d’inviter le spectateur à tisser les liens de causalité qui réunissent la suite des péripéties qui conditionnent l’issue de la séquence. Une invitation à penser le film par et pour l’image.

 

L’étude de cas est explicite. Elle renseigne sur les qualités et le brio d’un cinéaste qui, derrière une trompeuse simplicité, élaborait un cinéma composé de questionnements que les cinéastes à venir reprendront. Sans y paraître, comme en témoigne ici la force de l’évidence, Mankiewicz a su bâtir une œuvre qui a résisté à toutes les modes, à tous les outrages pour s’homogénéiser dans de complexes raisonnements rendus intelligibles à tous par une mise en scène virtuose. La Comtesse aux pieds nus en est une des plus belles preuves.

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Notons que le coffret Ultra Collector pensé par Carlotta Films s’enrichit de quelques ajouts bien pensés. En vidéo tout d’abord, Samuel Blumenfeld (Le Monde) revient de manière synthétique sur la genèse du film et livre quelques pistes de lecture qui, à défaut d’être novatrices, ont le mérite d’être limpides. On s’attardera un peu plus sur l’autre complément vidéo, Ciné-regards : Joseph L. Mankiewicz réalisé par Jean Douchet en 1981. Le document est savoureux. Il est connu mais c’est toujours un plaisir d’entendre Mankiewicz revenir sur les situations vécues lors de la montée du maccarthysme à Hollywood et, notamment, sur le célèbre épisode qui l’opposa, lui et d’autres, alors qu’il était le président de la Directors Guild, à Cecil B. DeMille lors d’une réunion épique où d’autres cinéastes se sont exprimés (Ford, Mamoulian, etc.).

Ajoutons à ces compléments vidéo un livre qui réunit différentes approches de l’œuvre. Rien de très bouleversant mais le contenu a le mérite de confronter l’œuvre de Mankiewicz à une nouvelle génération critique qui, en fonction de ses propres pôles d’intérêt, revisite le film. Riche d’enseignement sur les nouvelles considérations de la critique.

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Crédit photographique : © 1954 Metro-Goldwyn-Mayer Studios Inc. All Rights Reserved.

Suppléments :

. CONTE DÉFAIT (29 mn) : Un entretien inédit avec Samuel Blumenfeld, journaliste au Monde.
. CINÉ-REGARDS : JOSEPH L. MANKIEWICZ (53 mn) En exclusivité dans l'édition Blu-ray uniquement
Réalisation : Jean Douchet – © 1981 INA
. BANDE-ANNONCE ORIGINALE

Avec l'édition Ultra-Collector :

UN LIVRE DE 160 PAGES (INCLUS PLUS DE 50 PHOTOS D’ARCHIVES)

"MANKIEWICZ CONTRE CENDRILLON"
RÉALISÉ EN ASSOCIATION AVEC REVUS & CORRIGÉS

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