Splitscreen-review Image de La croisière jaune d'André Sauvage

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La croisière jaune

Publié par - 16 décembre 2022

Catégorie(s): Cinéma, Sorties DVD/BR/Livres

Les cinéastes inconnus, maltraités par l’histoire ou par les conditions de production, ne manquent pas. Beaucoup sont encore aujourd’hui oubliés. L’un des intérêts du support physique (DVD, Blu-ray ou Ultra HD) est qu’il constitue en soi un espace qui, en raison du profil des potentiels acheteurs, permet à des éditeurs audacieux d’imaginer la réhabilitation d’œuvres méconnues. Nous avons la chance en France de connaître quelques éditeurs qui, inlassablement, parfois en dépit de la raison économique, se risquent à investir dans des projets susceptibles d’éclairer le public sur le travail de cinéastes ignorés. C’est très exactement le cas de Carlotta Films, coutumier du fait. Cette fois, c’est le travail d’André Sauvage qui bénéficie d’une édition soignée à travers un film, La croisière Jaune, qui aurait dû, en 1934, établir la renommée du cinéaste et qui a finalement mis fin à sa carrière.

Les plus aguerris d’entre nous ont peut-être vu un film de Sauvage, deux pour les plus hardis. D’autres en ont peut-être entendu parler. Son œuvre, pour ceux la connaissent, se situerait entre Jean Vigo et Jean Rouch. Ce qui sous-entend qu’en cinq films, courts et longs-métrages confondus, André Sauvage a marqué son temps. Il faut dire qu’avant de venir au cinéma, André Sauvage se partage entre différentes activités artistiques qui l’amènent à côtoyer Max Jacob, Robert Desnos, André Gide, les Prévert ou Jean Cocteau. Ses travaux d’écriture et son travail pictural attirent l’attention des membres influents de différentes avant-gardes des années 1920, les Surréalistes en tête. Mais Sauvage résiste à l’appel des connivences intellectuelles et reste en dehors des écoles de pensée.

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Son premier film, La traversée du Grépon (1924), impressionne. Mais c’est surtout avec Études sur Paris (1928) que Sauvage acquiert une solide réputation de documentariste et surtout d’artiste. Le film est une mosaïque constituée de multiples plans dans lesquels se mélange un paysage forgé par l’humain et sculpté par les lignes urbaines.

En 1929, il tourne Pivoine avec Michel Simon mais le film demeure inachevé. Sauvage traverse une période de doutes. Il pense sortir de cette situation inconfortable lorsqu’il est engagé par Pathé-Natan pour répondre à une commande d’André Citroën qui souhaite filmer une mission aux consonances improbables que le constructeur automobile finance. Deux équipes constituées de scientifiques et de techniciens divers et variés partent de Beyrouth, pour la première, et de Pékin, pour la seconde, avec l’ambition de se rejoindre au pied de l’Himalaya. Sauvage sera chargé de filmer l’entreprise. Et ce qui devait être le point d’orgue de la carrière artistique du cinéaste s’est transformé en calvaire. Insatisfait du travail proposé par Sauvage, Citroën rachète les images. Au goût de l’industriel, les mérites de la marque ne sont pas flagrants et le montage d’André Sauvage ne flatte pas assez la vertu des élans colonialistes français.

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Sauvage n’a plus son mot à dire. La matière filmique est confiée à Léon Poirier qui, pour répondre aux exigences de Citroën, va mutiler le film en ne conservant qu’en de très rares occasions l’essence du travail de Sauvage. Même le grand compositeur Maurice Jaubert, sous contrat chez Pathé-Natan, est débarqué du projet. C’est dire que le qualitatif ne répond nullement aux intentions de Citroën. Il en résulte un film assorti d’un commentaire additionnel assez quelconque selon les critères de l’époque et une musique que le spectateur contemporain trouvera très certainement envahissante pour rester dans l’euphémisme.

Mais malgré cela, l’acharnement à détruire l’admirable matériau d’images collectées par Sauvage n’aboutit pas totalement. On sent, on voit, on perçoit ce que le film aurait pu, aurait dû être. D’autant que Carlotta films a enrichi l’édition de compléments qui nous permettent d’accéder aux images tournées par Sauvage avant altérations. Alors le spectateur attentif mesurera l’écart qui sépare une entreprise artistique d’une entreprise muée par une volonté mercantile.

Ce qui frappe d’emblée à la découverte des images collectées par André Sauvage, c’est leur beauté plastique. Puis, très vite, le spectateur constate que l’esthétique propre aux cadres ne nuit nullement au regard porté sur l’humain. Au contraire. Les images traduisent un échange, un apport réciproque. Il n’y a pas la nature d’un côté et les hommes de l’autre, il y a un tout qui existe comme tel justement parce que l’humain habite et nourrit de sa présence les paysages filmés.

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C’est d’ailleurs le principal sujet de convergence avec l’œuvre de Jean Rouch. Sauvage, c’est perceptible dans sa construction des cadres, choisit toujours l’emplacement de la caméra et la valeur de plans qui permettront d’établir des correspondances entre l’humain (assorti de ses penchants culturels) et le paysage qui a conditionné des caractéristiques ethniques particulières. Les images du film se construisent donc au contact de l’autre, de l’inconnu. Sauvage considère que ses captations ne peuvent répondre à un désir ou à une envie de mise en scène particulière. Bien au contraire. La mise en route de la caméra est déterminée par des propositions visuelles qui émanent d’un rapport au monde nouveau parce que modifié par l’observation de l’autre. Le film retranscrit alors le regard d’un cinéaste, André Sauvage, influencé par les rencontres qui jalonnent l’expédition. Un regard avant tout (mais pas uniquement) ethnographique puisqu’il est le fruit d’une étude qui vise à rendre intelligible, par la force démonstrative des images, comment des groupes d’individus se sont structurés et ont évolué pour accorder leur développement civilisationnel aux conditions imposées par la nature.

Il y a un humanisme profond dans les images tournées par André Sauvage. Un regard sur le monde teinté de la certitude que les réalités observées touchent au sacré. Car il faut voir comment le cinéaste trouve toujours l’angle et la lumière adéquate qui vont magnifier l’objet de ses attentions. Alors comment définir les images tournées par André Sauvage ? Elles tiennent du scientifique, de l’ethnologue bien sûr. Mais il ne faut surtout pas omettre de considérer l’expressivité des images de Sauvage car, sur ce point au moins, il était à n’en pas douter un plasticien hors norme à qui cette édition vidéo rendra, espérons-le, justice.

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Crédit photographique : © SUCCESSION ANDRÉ SAUVAGE. Tous droits réservés.

SUPPLÉMENTS :

. L’AUTRE CROISIÈRE D’ANDRÉ SAUVAGE (2022 – N&B – 109 mn – Muet) – Exclusivité Blu-ray™ –
. 7 COURTS-MÉTRAGES :

. DANS LA BROUSSE ANNAMITE (1936 – N&B – 25 mn)
. L’AFGHANISTAN (1938 – N&B – 14 mn)
. LA PERSE (1938 – N&B – 14 mn)
. IMAGES INDOCHINOISES (1939 – N&B – 18 mn)
. LA CROISIÈRE JAUNE (VERSION COURTE) (1971 – N&B – 18 mn)

. VUES DU BOIS-DES-PRÈS – UN ÉTÉ 1977 (1977 – Couleurs – 9 mn – Muet)
. CHEZ ANDRÉ SAUVAGE, PEINTRE, MUSICIEN, ÉCRIVAIN (1977 – Couleurs – 8 mn – Muet)

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