Metropolis
Publié par Stéphane Charrière - 21 décembre 2022
Catégorie(s): Cinéma, Sorties DVD/BR/Livres
Présenté dans un très bel écrin pensé par Potemkine Films (boîtier métal qui répond à la logique du film, édition riche en bonus épatants), Metropolis, le film réalisé par Fritz Lang entre 1925 et 1926 et sorti dans les salles allemandes début 1927, s’affiche ici dans une copie qui rejoint presque la durée originale envisagée par Lang : 148 minutes aujourd’hui contre les 153 minutes présentées en 1927. Beaucoup a été dit ou écrit sur Metropolis. Alors revenons d’abord, l’histoire vaut le détour en soi, sur les différentes versions du film connues au fil du temps et sur cette restauration qui promet de se rapprocher de la durée originale de l’œuvre.
La première présentation publique du film, le 10 janvier 1927 au Ufa-Palast am Zoo de Berlin, fut un désastre qui ne préfigurait rien de bon. Très vite, à l’été 1927, sort une version tronquée, amputée et remontée du film pour tenter de sauver ce qui peut l’être encore (Metropolis a coûté 5 millions de Reischmark et ne rapportera, en recette brute, que 75 000 Reischmark). Rien n’y fait. Pire, pour sa distribution aux États-Unis, le film sera remonté par la Paramount pour répondre aux « goûts » de la population américaine. Cartons changés, noms américanisés, insistance sur l’idylle entre Maria (Brigitte Helm) et Freder (Gustav Fröhlich)… Metropolis ne ressemble plus à rien et ce seront, hélas, les déclinaisons de la version américaine qui seront visibles jusque dans les années 1980.
Là surgit le compositeur Giorgio Moroder qui s’empare d’un projet de réhabilitation de l’œuvre en 1984. L’entreprise est discutable (colorisation, bande originale composée de musiques contemporaines, réduction de la durée, etc.). Mais l’entreprise a le mérite de permettre la révision de Metropolis. L’intérêt du public est là (pour la musique ou pour l’inventivité des images restantes ?). Metropolis intéresse à nouveau les historiens, la critique et, enfin, le public. Mais le travail est colossal puisqu’il ne reste que 80 minutes de film sur les 153 initiales.
Pour être plus précis, il ne faut pas négliger l’intérêt pour le film né dans la cinéphilie après la Seconde Guerre mondiale et lors de présentations de l’œuvre à la Cinémathèque française. Lang s’en réjouira et n’hésitera plus à répondre aux questions posées sur le film. Mais Metropolis ne concerne encore qu’un public d’initiés. Après le succès public de la version Moroder, des intérêts convergent : la cinéphilie et le grand public se rejoignent pour reconsidérer la valeur de Metropolis. Des chercheurs travaillent à retrouver les minutes manquantes. On fouille dans les cinémathèques et on contacte des collectionneurs privés. Peu à peu, Metropolis retrouve sa structure initiale. Différentes versions sont projetées ici ou là à partir des nouveaux matériaux retrouvés et additionnés au fur et à mesure. Un pas est franchi en 2001 lorsque la Fondation Friedrich-Wilhelm-Murnau restaure numériquement une version de près de deux heures en intégrant dans le montage des cartons descriptifs pour les scènes manquantes. Le résultat est probant et possiblement considéré comme définitif.
Mais survient alors un événement singulier qui va bouleverser les certitudes. Metropolis fut montré régulièrement en Argentine dans sa version originale dès 1928. Un distributeur, Adolfo Z. Wilson, avait fait l’acquisition d’une copie de Metropolis juste après l’avant-première berlinoise du film. Exploité dans les salles argentines sans coupe ou remontage, le film fut récupéré par Manuel Peña, un critique de cinéma qui fit don de ses biens au Fondo Nacional de las Artes. L’institution en question fit tirer une copie dite de « secours » du film avant que le tout ne soit transféré dans les archives du musée du Cinéma de Buenos Aires.
En 2008, la copie de « secours » 16 mm de Metropolis est retrouvée par Paula Felix-Didier et Fernando Peña. Datée des années 1970, elle est en très mauvais état et compile tous les défauts physiques de la copie d’origine sans conserver le format original de l’image. Vaste chantier. Impossible de restaurer l’image à l’identique du travail mené par la Fondation Friedrich-Wilhelm-Murnau. Mais ce qui importe, c’est que Metropolis retrouve son apparence initiale ou presque. 25 minutes d’images dégradées sont ajoutées à la version restaurée de 2001 et le film retrouve une durée plus proche de sa première version. Autre intérêt de cette copie de secours, la possibilité de reconstituer le montage livré par Lang en 1927 en recoupant les informations à partir de documents d’époque (critiques, rapports de la censure).
Des 148 minutes de Metropolis visibles aujourd’hui, Il ressort plusieurs constats. D’abord, l’idée émise par quelques historiens (Rudolph Kurtz, Lotte Eisner) et reprise par Jean-Michel Palmier à propos du cinéma expressionniste se vérifie et s’affirme. Metropolis, à l’image d’autres films de Lang de la période antérieure à 1933 et s’il ne faut surtout pas le résumer à cela, se laisse traverser par quelques questionnements expressionnistes qui se manifestent bien au-delà de la scène des catacombes. Metropolis diffuse une sensation inconfortable qui se matérialise par le rapport de force qui existe entre la géométrie de la ville haute et celle de la ville basse. L’espace des puissants, les lieux où s’exerce le pouvoir, la ville du haut, repose sur l’enchevêtrement de lignes qui définissent une spatialité dominée par l’omniprésence du triangle qui correspond au fonctionnement pyramidal de la ville. Dans la ville basse, espace clos et replié sur lui-même, c’est le quadrilatère (figure de l’enfermement) qui conditionne l’horizon plastique de la cité des ouvriers. Au milieu, comme dans une zone intermédiaire, la maison de Rotwang (Rudolph Klein-Rogge), l’ingénieur, le créateur de Metropolis et personnification de la transformation sociétale et urbaine qui agissait à la fin du XIXème siècle et au début du XXème siècle. Rotwang incarne les nombreuses inquiétudes qui se répandaient dans la société européenne et qui se transformèrent vite en angoisses que les artistes expressionnistes se chargèrent de traduire par leur art (destruction des rapports humains, développement irresponsable de villes qui dévorent les âmes, abolition du temps de la réflexion, etc.). La maison de Rotwang est un trait d’union entre les deux univers sur lesquels repose Metropolis. Une base carrée surmontée d’un triangle formé par le toit sert de point de jonction entre la ville haute et la ville basse de Metropolis. Rotwang cristallise toutes les problématiques nées dans la cohabitation de la ville aérienne et de la ville souterraine. Rotwang est à l’origine de tout. Lui seul sait s’accommoder des antagonismes révélés par l’architecture, lui seul sait combiner les formes : de plusieurs triangles il fera un pentagramme, de quelques cercles il fera un flux vital et une source d’énergie, etc. Rotwang est un assemblage de qualités propres à l’ingénieur et de pouvoirs prêtés à l’alchimiste, il est le prototype de l’homme nouveau.
Si Metropolis retranscrit visuellement des problématiques chères à l’Expressionnisme, le film, comme le fit remarquer Noël Herpe, constitue également une critique de ce monde nouveau puisqu’il translate l’utopie esquissée par les émergences techniques et industrielles en dystopie. De ce point de vue, Metropolis est donc aussi à rapprocher de La Nouvelle Objectivité. Car le film peut s’envisager comme un miroir déformant de la société occidentale de l’entre-deux guerres dans laquelle s’expriment, non sans cynisme, déshumanisation, corruption et cruauté.
Reste quand même, avant de faire de Metropolis un reflet des pensées qui ont agité le courant « gauchiste » de La Nouvelle Objectivité, à tenir compte du scénario de Thea von Harbou rédigé en parallèle de son roman éponyme publié en 1926. Car le livre, on le comprend aisément au regard des pensées de l’autrice, ne constitue en rien une réflexion sur le monde identifiable à une vision marxiste des choses comme ont pu l’être certains principes chers à la Nouvelle Objectivité. Le préambule du livre est à ce titre explicite.
À la relecture de cette version de Metropolis, ce qui rend encore plus passionnant le film, ce serait plutôt de l’envisager comme une articulation entre plusieurs mouvements artistiques (Expressionnisme, Dada, Nouvelle Objectivité, Futurisme). Le film est parcouru d’idées transversales qui ajoutent au plaisir du spectateur même si la version presque complète de Metropolis égratigne tout de même l’idée de dédouaner Lang d’un certain nombre de points narratifs qui structurent l’œuvre. Éléments scénaristiques qui firent l’objet de critiques acerbes contrairement à la réalisation qui fut assez rapidement considérée, à raison, comme le parfait exemple du savoir-faire de Lang. Qu’on le veuille ou non, il est délicat d’imputer la pleine responsabilité de certains aspects du film à Thea von Harbou. Car, puisque Lang réalisait, il ne fait aucun doute qu’il a visé et approuvé le scénario de sa compagne de l’époque. C’est très certainement cette conscience de la concession qui a fait dire à Lang pendant très longtemps que son film n’était ni intéressant, ni très pertinent.
Mais finalement, Metropolis, dans sa version la plus longue, est moins bancal que les versions connues jusqu’au début des années 2000. Le récit est plus équilibré et la virtuosité de la mise en scène ne perd rien de la fascination qu’elle peut exercer, bien au contraire. Les divergences que certains soulignaient entre la mise en scène et la trame du film attisaient les doutes et l’écart qui apparemment séparait la créativité de Lang de la lourdeur rédactionnelle de von Harbou était devenue thèse officielle. La version que nous connaissons désormais de Metropolis contredit toutes les hypothèses. Le film semble désormais plus logique, plus équilibré. Metropolis gagne en fluidité narrative et se fait l’écho des tourments et des espoirs de son temps. Même le travail de mise en scène effectué par Lang gagne au change. Car justement, le rythme du film, la gestion des sentiments générés chez le spectateur permettent à certaines séquences considérées comme des transitions jusque-là de s’assurer dorénavant l’admiration de tous. Oui, le cinéma de Lang a manifestement encore beaucoup de choses à nous dire et à nous apprendre et cette très belle édition de Metropolis le confirme.
Crédits photographiques : © Archives du 7e Art/UFA / Copyright Warner Bros. GmbH / Copyright MK2 Diffusion
Suppléments :
"Voyage à Metropolis" : documentaire de Artem Demenok sur la nouvelle version du film (2010, 52'28", VF)
"Metropolis 1927" : les origines du film par Patrick Zeyen (2011, 8'19")
"Metropolis aujourd'hui" : l'impact du film, un siècle plus tard par Patrick Zeyen (2011, 8'49")
Metropolis : Dessins / Décors (2')
Entretien avec Bernard Eisenschitz, historien du cinéma et spécialiste de Fritz Lang (40')
"Metropolis et la ville du futur" : entretien avec Pauline Marchetti et Jacques Ferrier, architectes (25')