Splitscreen-review Image de Les Banshees d'Inisherin de Martin McDonagh

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Les Banshees d’Inisherin

Publié par - 30 décembre 2022

Catégorie(s): Cinéma, Critiques

L’histoire est connue de tous, elle est vieille comme le monde ou presque. Deux amis inséparables Pádraic (Colin Farrell) et Colm (Brendan Gleeson) se brouillent. Lorsque Pádraic passe chez son ami pour se rendre ensuite au pub local, selon leur rituel quotidien, Colm reste silencieux, ne répond pas à son ami. De manière inexplicable, pour Pádraic, Colm décide de ne plus lui parler. Le lien est rompu, définitivement selon Colm, quitte à ce que du sang soit versé pour entériner la division. Difficile de ne pas voir dans Les Banshees d’Inisherin une variation, même lointaine, sur un récit biblique qui oppose deux frères, Caïn et Abel. Pour le cinéaste, Martin McDonagh, cette histoire sert avant tout de support pour revisiter l’histoire de l’Irlande et notamment l’épisode sombre de la guerre civile irlandaise de 1922/1923.

Car ce qui intéresse Martin McDonagh, c’est comment tirer du récit biblique une fable contemporaine assortie d’éléments appartenant aux légendes celtiques ou au folklore local. Bien évidemment, la lutte fratricide qui oppose Pádraic à Colm sur fond de guerre irlando-irlandaise rapproche le film du conflit biblique. Mais le film est plus complexe. Les Banshees d’Inisherin rejoint les exégèses bibliques formulées à partir du meurtre perpétré par Caïn pour comprendre la violence originelle. Martin McDonagh, auteur également du scénario, inscrit son film dans ces études qui furent établies à partir de mythes divers et variés. Au centre du propos donc la violence sous toutes ses formes et plus particulièrement celle qui hante l’histoire de l’Irlande.

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Le réajustement d’échelle se mesure pleinement par les contours du rôle que le cinéaste affecte à Mrs. McCormick (Sheila Flitton), la banshee du titre. Une banshee est un personnage féminin qui traverse la mythologie celtique irlandaise et à qui l’on prête diverses qualités. La plus communément admise attribue à une banshee la capacité d’annoncer la mort. Dans le film, Mrs. McCormick est à la fois doté de cette capacité à anticiper sur le destin des acteurs de l’intrigue (tradition locale) mais elle cristallise aussi nombre de qualités prêtées au chœur antique (notions plus généralistes). Les apparitions de Mrs. McCormick constituent autant de points d’articulation du récit. Elle résume, pour le spectateur comme pour les protagonistes, les éléments du discours narratif et du discours formel qu’il faut avoir en tête pour aborder la continuité de l’histoire. Elle est aussi, selon le rôle du chœur antique, un commentaire sur l’action, celui du cinéaste, qui transfère le propos microcosmique du film sur le terrain du macrocosme. L’antagonisme abstrait qui oppose Pádraic à Colm est le pendant du conflit qui déchire au loin les indépendantistes irlandais. Ainsi, les hostilités qui s’interposent entre Pádraic et Colm transforment le drame en tragédie. La force de l’inéluctable est à l’œuvre. Mais il faudra s’en accoutumer, il faudra vivre et fonctionner avec car Pádraic et Colm continueront de vivre sur l’île.

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La mise en scène accentue d’ailleurs l’implacable de la trame. Dès l’ouverture du film, la caméra tombe littéralement du ciel, passe derrière un nuage et nous permet de voir d’abord de magnifiques paysages. Des parcelles de terres délimitées par des murs de pierres avec en toile de fond l’océan, jamais très loin, qui apparaît comme une menace de la finitude, comme la présence de l’infini philosophique et comme l’impossibilité de se soustraire aux conditions de vie imposées par le décor que constitue l’île. Plusieurs lieux nous sont montrés, de haut, en plongée, pour cartographier les espaces essentiels de l’action : une ferme au bout d’un chemin, une autre, au bord de l’océan celle-là, un village et son pub. Le théâtre du drame à venir a été défini et délimité.

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Pour souligner cet inexorable mécanique du destin, Martin McDonagh joue aussi avec l’aspect rectiligne de l’espace magnifié par le format choisi, le cinémascope. Lang disait que le scope était le format parfait pour filmer des serpents. Dans Les Banshees d’Inisherin, ce sont d’autres animaux qui sont filmés. L’utilisation qui est faite ici du ratio image par McDonagh vise à traduire les replis psychologiques derrière lesquels les personnages se protègent. Les travellings qui accompagnent les déambulations de Pádraic sur les chemins de l’île évoquent les tentatives de fuite désespérées d’un animal pris au piège d’un labyrinthe sans issue. Pas d’alternative, il faut suivre les trajectoires imposées par la pierre, l’ailleurs est inaccessible, presque un hors-champ, le sort du personnage est scellé. La seule qui pourra s’enfuir, c’est Siobhán (Kerry Condon), la sœur de Pádraic. Elle seule semble comprendre les présages de la banshee. Son départ est d’ailleurs spectaculaire. La scène est filmée comme un arrachement multiple : celui à la terre et celui à son frère. Pádraic, depuis le sommet d’une falaise, regarde s’éloigner sur la mer l’embarcation qui emporte sa sœur vers l’île principale.  Le point de vue du frère est aérien. De son promontoire, il habite un espace bien différent de celui de sa sœur. Le contrechamp est encore plus redoutable. Depuis le bateau qui emporte Siobhán, la rupture est encore plus manifeste, plus définitive. La falaise sur laquelle se trouve Pádraic est une sorte de cassure terrestre. L’espace terrestre semble s’arrêter comme s’il avait été amputé de l’une de ses parties. Siobhán sait qu’elle ne reviendra pas.

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Soudain Siobhán fronce les sourcils. À côté de Pádraic, à quelques dizaines de mètres de lui, apparaît la fantomale Mrs. McCormick. Elle est là, pas loin, à veiller. Sa présence, nous l’avons dit, est un point de rupture narratif. Elle se charge désormais d’incarner les tourments qui habitent Pádraic. Elle est le contrepoint de la statue de la Vierge Marie que Pádraic, lui qui porte le prénom de celui qui aurait christianisé l’Irlande (St Patrick), ne cesse de croiser sur son chemin. L’image récurrente de la statue de la Vierge Marie située au croisement de deux chemins évoque les tympans des églises romanes et les représentations du jugement dernier, d’un côté le Paradis, de l’autre l’Enfer. La Vierge ouvre ses deux bras et semble indiquer qu’un choix est à effectuer, ses deux mains ouvertes dans des directions opposées signalent que deux voies peuvent être empruntées mais qu’elles n’auront pas les mêmes conséquences.

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La fable est remarquable d’intensité en raison de la richesse des éléments qui la composent. Inisherin n’existe pas, l’espace scénique du film est le fruit d’une superposition spatiale, celle des îles Inishmore et Achill Island. Le théâtre de la tragédie qui se joue ici matérialise donc intellectuellement et physiquement un lieu utopique qui pourrait nous permettre, c’est sans doute le souhait de Martin McDonagh, de remonter aux origines d’un mal qui continue toujours son œuvre dévastatrice. Histoire de comprendre, histoire d’éviter de perpétuer le désastre.

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Crédit photographique : Courtesy of Searchlight Pictures. © 2022 20th Century Studios All Rights Reserved.

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