Splitscreen-review Image de Tár de Todd Field

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Tár

Publié par - 30 janvier 2023

Catégorie(s): Cinéma, Critiques

Glaçant. C’est le premier terme qui vient à l’esprit après la projection de Tár, le nouveau film de Todd Field. D’autres qualificatifs s’imposent par la suite, après la projection, lorsque les images du film reviennent de manière lancinante à l’esprit : clinique, rigoureux, âpre. Les impressions qui s’emparent du spectateur au fil des séquences trahissent un sentiment global nourri par une mise en scène qui ne s’embarrasse pas de superflu. Il en va de même du découpage qui participe d’intentions très précises. Les choix formels s’attachent à définir un univers aux contours calqués sur le profil du personnage central, Lydia Tár (Cate Blanchett). Celle-ci construit sa vie comme on bâtit un édifice entouré de remparts. Tout repose sur la notion de contrôle, de pouvoir et les satisfactions intimes de Lydia Tár se mesurent dans son aptitude à rassasier son désir de toute puissance.

Mais la carapace peut se fissurer et le pire, pour Lydia Tár, on le comprend dès l’ouverture du film, réside dans la simple idée de perdre le contrôle des choses et des êtres qui gravitent autour d’elle. Le film débute par un plan singulier, celui d’une femme assise dans un avion. C’est Lydia Tár. Elle est assise et elle s’est assoupie. Lydia Tár s’abandonne. L’image qui est la sienne n’est pas, n’est plus, en l’absence de toute conscience, celle qui transparaît habituellement. Nous le comprendrons assez vite. L’image que nous observons provient du téléphone d’une personne qui demeurera inconnue. L’image de Lydia Tár ne lui appartient momentanément plus, elle fait l’objet d’une spéculation qui devient la matière même de l’image puisque sur cette dernière s’impriment des textos qui, en envahissant l’image, ont un effet négatif sur notre appréhension du personnage.

Splitscreen-review Image de Tár de Todd Field

Intervient alors un moment filmique étrange qui déstabilise le spectateur. Le générique du film commence. Mais son apparence est celle d’un générique de fin. Commençons-nous par la fin ? Certes non puisque la dramaturgie qui suivra le générique sera raccord avec le plan initial et les échanges de textos. Une Européenne célèbre, Lydia Tár, cheffe d’orchestre de réputation internationale, est conviée à une masterclass à New-York. Mais alors pourquoi l’utilisation d’un générique qui introduit une inversion narrative ? Une figure de l’inéluctable ? Sans aucun doute. Il y a dans cette insertion d’un générique de fin la volonté d’occulter toute forme de suspens lié à un enchaînement de péripéties. Ce qu’il va advenir de Lydia Tár est écrit. Son succès contient en soi sa déchéance. La question n’est alors plus de savoir si elle pourra échapper au destin qui lui est promis mais plutôt de découvrir où se situent les failles qui vont la conduire à sa perte.

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La masterclass nous en dit plus. Lydia Tár attend en coulisse le début de la rencontre avec le public. Moment intime où la concentration ajoutée à un zeste de trac humanise le personnage. Lydia Tár a beau être une célébrité qui maîtrise son sujet, la musique, elle n’en demeure pas moins un être humain. Se nourrit-elle de cette pression positive qui précède les échanges où son intelligence fait merveille ? Sans aucun doute. L’inéluctable encore. L’entretien débute. Les échanges se déroulent de manière traditionnelle. Le journaliste, cohérent, pertinent, construit son entretien afin de permettre à son interlocutrice, Lydia Tár, de briller.

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L’entretien est filmé de manière classique. Cela ressemble tout d’abord à une masterclass filmée comme on en trouve régulièrement en suppléments des DVD. Le montage fait la part belle à la qualité des échanges. Puis, soudainement, dans le discours de Lydia Tár apparaît avec une insistance le « je » qui, ponctuellement, va assujettir la mise en scène à l’exaltation égocentrée du personnage qui prétend contrôler le temps, celui de la musique mais aussi celui du monde. La mise en scène délaisse alors le principe consensuel d’un champ/contrechamp qui efface toute surinterprétation potentielle des échanges. Des contreplongées en plans serrés modifient le découpage et notre perception de l’instant. Lydia Tár occupe tout l’espace, le « je » traduit ce qui importe le plus, la personnalité du Maestro qu’elle est. Et ce n’est pas la démonstration verbale assénée de manière perverse à un étudiant naïf lors d’un cours magistral à Julliard qui modifiera ce que l’entretien a établi. Tout est calcul et préméditation car Lydia Tár est une œuvre, un personnage créé de toute pièce par celle qui s’appelle Linda Tarr.

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Dès le début du film donc, un portrait se dessine à travers deux figures distinctes introduites par les images : l’inconnu (le mystère autour des textos échangés) et la certitude (l’inéluctable et le fonctionnement méthodique de la figure publique qu’est le personnage). Il convient alors d’observer comment la personnalité de Lydia Tár va se dissoudre, s’effriter. Car la trajectoire de Lydia Tár résulte de la volonté de ne pas s’attacher à grand monde, ce qui se mesurera pleinement lorsque l’image du personnage se fissurera et lorsque ceux qui subissent les choix et les décisions de la cheffe d’orchestre pourront enfin se soustraire à son emprise. Lydia Tár, le personnage, devient le support de variations réflexives autour de la question du bannissement. De manière inversement proportionnelle, le film n’est constitué que d’individus qui, soudainement s’effacent ou sont effacés par les circonstances et le choix de ceux qui détiennent le pouvoir de décider du sort d’autrui. Portrait de notre temps ? Oui, évidemment. Mais il ne faudrait surtout pas réduire le film à un constat ou à la défense d’une thèse quelconque.

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Tár est avant tout une œuvre sur le pouvoir, principe atemporel s’il en est. Que l’exercice du pouvoir tel que le film l’ausculte s’inscrive dans le monde contemporain ne prête en réalité que peu le flanc à l’exercice d’une dénonciation de nouveaux comportements sociaux. La pratique du pouvoir et les conséquences de cette pratique ne sont pas nouvelles et ne sont pas l’apanage du présent. Il est cependant fascinant de constater combien le pouvoir et ce qu’il induit s’accommodent des singularités d’une époque. Ce qui est passionnant avec Tár, c’est de voir comment les tendances morales ou les outils techniques à notre disposition légitiment des comportements qui dissimulent des intentions funestes connues depuis toujours. C’est donc sciemment que Lydia Tár s’exécute, se plie aux règles de la domination sur autrui et se résout à accepter le sort qui lui est possiblement réservé. Le dommage collatéral était connu dès le départ. Et si la construction du film met en évidence la désincarnation de Lydia Tár, interprétée par Cate Blanchett, sans jamais l’ombre d’une dimension psychologisante, c’est parce que Lydia Tár est autre chose qu’un personnage, elle est un symptôme, la cellule déviante d’un corps social malade depuis longtemps. Lydia Tár est le visage contemporain d’une insensibilité généralisée. Lydia Tár, une fois déboulonnée de son piédestal, sera donc condamnée à traîner les fantômes d’une humanité détruite par ce qui est le fruit d’un exercice du pouvoir.

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Crédit photographique : Copyright 2022 Focus Features, LLC

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