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Le détroit de la faim

Publié par - 21 février 2023

Catégorie(s): Cinéma, Sorties DVD/BR/Livres

Tomu Uchida est loin d’être le cinéaste japonais le plus connu. Longtemps resté dans l’ombre, en Occident, de quelques prestigieux contemporains (Ozu, Mizoguchi, Kurosawa, Naruse, etc.), Tomu Uchida a été reconnu en France en grande partie grâce à l’hommage que lui a rendu en 1997 le Festival de La Rochelle. Uchida devient alors un phénomène cinéphilique avant que le Festival Lumière à Lyon, en 2014, ne célèbre le cinéaste avec les projections des 5 films que ce dernier a dédiés au personnage de Musashi Miyamoto.

La carrière de Tomu Uchida commence à l’époque du muet. D’abord comédien, Uchida entame, à partir de 1922, une carrière parallèle de réalisateur de films. Après 1927, Uchida se consacre entièrement à la réalisation. Avant-guerre, déjà, il réalise quelques films qui attirent plus particulièrement l’attention comme son adaptation des Misérables intitulée Jean Valjean (1931) mais aussi avec des films comme Le policier (1933), L’avancée éternelle (1937) ou encore La terre (1939).

Il faut attendre le milieu des années 1950 pour voir Tomu Uchida revenir sur le devant de la scène avec Le Mont Fuji et la lance ensanglantée (1955). Mais c’est dans les années 1960 que le cinéaste s’affirmera comme l’un des cinéastes japonais les plus importants de sa génération avec Meurtre à Yoshiwara (1960), les 5 films consacrés au samouraï Musashi Miyamoto réalisés entre 1961 et 1971 et surtout, avec ce que beaucoup de Japonais considèrent comme son film le plus abouti, Le détroit de la faim (1963).

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La fresque cinématographique que constitue ce dernier (durée de plus de trois heures qui suit sur plus d’une décennie différents personnages) a tout pour séduire et pour concerner les Japonais. Car le film reprend à son compte une lecture qui se dilue dans le temps et l’espace pour aboutir à la création d’un portrait réaliste des réalités japonaises de l’après-guerre. Les enjeux du film sont multiples et la trajectoire des personnages, tous ramenés à la raison de leur condition respective, distille un sentiment mélancolique qui ne pouvait manquer de toucher le plus grand nombre de spectateurs.

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L’intention première, sans doute, consiste à faire du contemporain japonais une fresque qui ambitionne de rivaliser en qualité avec les Jidai-geki qui dominent le box-office local. Le détroit de la faim ne dissimule rien, au contraire, des misères (sociales, morales, affectives et économiques) qui touchent le Japon de l’après-guerre. Une infortune conditionnée et alimentée par un état d’esprit particulier qui s’est installé depuis la défaite et qui pèse sur le moral des populations. Assez curieusement, Le détroit de la faim rappelle, à distance, combien les cinéastes japonais qui ont émergé dans les années 1920 étaient influencés par le cinéma occidental. Le film, dans son développement, rejoint quelques constats énoncés dans l’entre-deux guerre en Europe ou aux États-Unis. Uchida revisite même des problématiques traitées par le cinéma européen des années 1920 (effondrement des Empires, conséquences des guerres sur les populations les plus faibles, etc.) en reprenant à son compte des schémas narratifs et même quelques audaces esthétiques puisées dans l’univers des avant-gardes du début du XXème siècle.

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Le détroit de la faim est aussi une sorte de synthèse cinématographique qui concerne autant l’œuvre d’Uchida que le spectre couvert par les Gendaï-geki (films à sujets contemporains). Le film développe sa dramaturgie en s’inspirant de plusieurs genres filmiques (mélodrame, film policier, film politique, film social, etc.) pour s’inspirer de certaines figures narratives. Il y a, sur ce point bien précis, dans la manière de développer les péripéties du scénario, une conception du récit qui sillonne des territoires figuratifs qui vont nourrir la peinture japonaise à partir du shogunat Tokugawa.

Au début du XVII siècle, Tokugawa Ieyasu s’empare du pouvoir et instaure un ordre social austère et rigide qui soumet les individus à des comportements dictés par la catégorie sociale à laquelle ils appartiennent. Formellement, la peinture se fera l’écho des règles qui font plier le monde et l’humain. Les lignes du décor (paysages, architectures) participent d’une déstabilisation de la composition pour souligner la force de l’oppression. Les lignes qui structurent le cadre se brisent. Ces principes invitent l’observateur de la peinture à envisager une histoire ou en tout cas à inventer une narration possible qui expliquerait l’inclinaison inconfortable de la composition. C’est sur ce point que Le détroit de la faim rejoint cette tradition picturale : le récit se construit selon une chronologie qui induit des effets de ruptures soulignés par des ellipses temporelles et/ou spatiales. Ce choix narratif aux résonnances formelles renseigne sur l’intériorité en souffrance des personnages puisque le film est constitué de blocs séquentiels aux tonalités indexées sur le personnage qui prend momentanément en charge le sens de l’œuvre.

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Les changements de rythme qui en découlent traduisent aussi l’impossibilité d’établir des relations humaines durables et sans calcul. Les frontières sociales qui fragmentent le Japon restent infranchissables. La réalité japonaise semble répondre encore et toujours à des règles sociétales qui imprègnent l’imaginaire japonais depuis leur instauration dictatoriale. Le détroit de la faim s’inscrit donc dans une logique narrative qui, à travers le surgissement du passé, contraint l’humain à ne jamais pouvoir se soustraire aux forces du destin et à sa condition. À l’image des autres œuvres d’Uchida que nous avons pu voir, Le détroit de la faim repose sur une succession de ruptures rythmiques et esthétiques qui, dans leur soudaineté, disent la violence latente qui hante la société japonaise au point de réduire l’intimité de chacun au rôle d’exutoire aux frustrations des autres.

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Crédit photographique : ©1963 Toei Company, LTD. Tous droits réservés.

SUPPLÉMENTS (EN HD)

. DU PASSÉ VERS L’AVENIR (27 min)
. BANDE-ANNONCE ORIGINALE

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