Splitscreen-review Image de Les Fabelmans de Steven Spielberg

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Les Fabelmans

Publié par - 22 février 2023

Catégorie(s): Cinéma, Critiques

Il y a fort à parier que le nouveau film de Steven Spielberg, Les Fabelmans, sera accompagné des habituels reproches formulés à l’encontre du cinéaste. Mais le film devrait aussi rallier à sa cause nombre des détracteurs de Spielberg qui se défient traditionnellement du travail de l’auteur. La critique a su lui concéder que, depuis quelques années maintenant, disons depuis La liste de Schindler pour schématiser, Spielberg construit une œuvre qui oscille entre des films spectaculaires aux traits hollywoodiens marqués et, au grand dam des amateurs de pyrotechnie, des films au classicisme revendiqué et aux sujets plus sérieux. La question n’est pas tant de savoir si Les Fabelmans fera partie des plus grandes réussites du cinéaste ou pas, nous pensons humblement qu’il en est une, mais de considérer le film à partir des éclaircissements qu’il apporte sur le rapport qui unit Spielberg au cinéma.

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Il a déjà été dit à peu près de partout que Les Fabelmans est le film le plus intime de Spielberg. Certes. Notons cependant que les adeptes du cinéaste n’apprendront sans doute pas grand-chose sur les éléments qui appartiennent à la vie privée de l’auteur et qui balisent le récit. Ceux-ci sont connus de longue date par les exégètes. En revanche, Les Fabelmans peut s’envisager comme une véritable exposition des origines stylistiques de l’œuvre puisque le film arpente les fondations formelles du cinéma que Spielberg développe depuis Duel en 1971.

Dans un premier temps, Les Fabelmans prend le contre-pied des propos convenus qui tentent de prêter au cinéma un rôle social. Ici, le cinéma n’est pas le reflet d’un temps, d’un monde, d’une société, d’une catégorie sociale ou même d’une communauté. Spielberg assume la subjectivité, parfois naïve, du propos et abolit les frontières du miroitement que le film propose habituellement pour faire de l’image des Fabelmans un révélateur multiple. Ce n’est pas en témoin actif de moments familiaux que Sammy/Steven Fabelman/Spielberg découvre ce qui se trame derrière les apparences mais bien par l’intermédiaire des images qu’il tourne et qui permettent enfin de mettre des mots sur les maux qui accompagnent les relations entre les membres de la famille Fabelman. Les images seront sans concession et leur évidence vaut toutes les réflexions sur le rapport vérité/réalité que la prise de vue réelle (fictionnelle ou documentaire) induit.

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L’ouverture du film est sans équivoque. New Jersey, 1952. Une famille de trois membres, mère, père et fils, une partie de la famille Fabelman, s’apprête à vivre un moment particulier. Les parents (Michelle Williams, Paul Dano) ont décidé d’emmener pour la première fois au cinéma leur fils de 6 ou 7 ans, Sammy/Steven, au cinéma. Au programme, un film qui se prête a priori à l’expérience familiale, Sous le plus grand chapiteau du monde, un film sur l’univers du cirque, réalisé par Cecil B. De Mille. Les parents préviennent. Il y aura de l’obscurité, des personnages plus grands que nature sur l’écran et le film fera vivre des émotions sans doute encore inconnues à tous. L’enfant est inquiet. La salle est comble. Le charme fonctionne. Le petit garçon est subjugué par les images. Puis arrive l’une des scènes les plus célèbres du film, un accident de train, filmée à partir de maquettes, de transparences et d’autres trucages à disposition à l’époque. Les Fabelman, happés par l’histoire et les images du film, ne prêtent pas attention à l’artificialité de la séquence. Sauf Sammy. Ce qu’il voit sur l’écran provoque des émotions nouvelles ou plutôt répond à des inquiétudes sourdes qui hantent les pensées de l’enfant. Après la séance, il reste sans voix, même lorsque ses parents lui demandent ce qu’il souhaite obtenir comme cadeau pour les fêtes de fin d’année. Au milieu de la nuit, Sammy réveille la maisonnée, il a choisi. Le spectateur découvrira, s’il n’a pas deviné encore, la séquence suivante, que Sammy désire se faire offrir un train électrique.

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Mais ce n’est pas pour regarder son jouet parcourir inlassablement le même trajet que Sammy voulait un train électrique, c’est pour enfin revoir, refaire, revisiter les émotions provoquées par l’accident de train visualisé sur l’écran de cinéma. La matérialisation possible de l’accident et ses conséquences directes (la mort de personnages dans le film de De Mille, la libération des fauves, et le désastre qui clôt Sous le plus grand chapiteau du monde) et indirectes (figuration des peurs et des émotions de l’enfant) est, de manière détournée, le cadeau espéré. La finalité de l’entreprise équivaut à l’écoute compulsive de contes ou de fables qui précèdent l’endormissement chez l’enfant en général. La répétition aide à se distancier des peurs. Une fois les éléments nécessaires à l’évolution identitaire de l’enfant acceptés, on passe à une autre histoire qui travaillera d’autres inquiétudes, et ainsi de suite. Mais pour Sammy, le phénomène est plus complexe. Le processus ne peut s’accomplir que s’il y a compréhension, c’est-à-dire contrôle, des événements. Intervient alors le premier acte de mise en scène. Sammy recompose la scène avec les moyens du bord : une voiture, un personnage en guise de passager, le train. Le puzzle s’assemble.

Il faut reprendre et reproduire ce qui a été vu et perçu sur l’écran de cinéma donc agir sur les éléments inanimés à disposition de Sammy pour que les émotions et les sensations réapparaissent. Et puis recomposer au fur et à mesure que la répétitivité de l’acte ne contente plus Sammy. Alors, la découverte qu’il est possible de regarder la même scène depuis un autre point de vue, différemment : en contre plongée, en plongée, depuis une autre position, selon l’axe optique située derrière la voiture percutée par le train ou inversement, selon une position située derrière le train. Multiplier la source des regards sur la reproduction de l’événement revient à définir l’espace de représentation apte à satisfaire sa volonté. Mise en scène donc.

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Et puis la mère. Bien sûr le train a été abimé par les manipulations de l’enfant. Mais la mère comprend que son fils revisitait le film de De Mille et les émotions vécues pendant la séance de cinéma. Alors, plutôt que de laisser l’enfant recommencer la scène et abimer ses jouets, elle lui confie la caméra Super 8 du père afin d’enregistrer l’accident de train qu’il reproduit puis de voir et revoir sans dommage la scène. L’enfant comprend vite. La caméra lui permet de domestiquer ses affects et de maîtriser par le regard ce qui relevait jusque là de la vision. Le film rend concrètes les émotions. Il apporte une réponse. Il ne reflète plus, il révèle. D’autant que s’ajoute aux prises de vue l’agencement de celles-ci. Le schéma de fabrication du film, de manière instinctive, a répondu aux questionnements intérieurs, aux attentes et a apporté une explication aux interrogations de Sammy.

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Dès lors, Sammy filme tout. Les repas, les soirées entre amis, ses sœurs, actrices d’abord involontaires puis participatives et actives dans la réalisation des petits films tournés dans la maison familiale, les séjours en camping, le déménagement en Arizona… Puis vient le temps de l’adolescence et des courts-métrages réalisés pour amuser les copains. Dans toute cette matière, des faits sont captés, capturés même par l’œil inconscient de Sammy et le prolongement mécanique de l’œil, la caméra. Mais l’enseignement est incomplet. L’œil unique de la caméra, pour remplir pleinement sa fonction, se doit d’être instrumentalisé par la réflexion. Un autre œil unique, extérieur à la caméra, devra donc intervenir dans la vie de Sammy pour que la boucle des Fabelmans se referme et que Sammy accepte son destin hollywoodien. Avant cela, la lecture des images fera son œuvre et le cinéma endossera aussi, désormais, une fonction cathartique donc salvatrice. Que ce soit pour supporter la douleur des décès, des drames familiaux, de l’entrée dans l’adolescence, pour résister à l’antisémitisme galopant, souvent associé aux intentions funestes de ses camarades de lycée, ou simplement pour se construire intellectuellement, l’acte de filmer sert à apaiser, à soulager et même à cicatriser les plaies laissées béantes par les accidents de l’existence.

La boucle narrative des Fabelmans, en bon cinéaste classique, Spielberg la referme par une séquence finale des plus savoureuses. Lors de celle-ci, Sammy apprendra à nourrir son regard d’intentions dont il ne soupçonnait pas l’existence. À l’apprentissage instinctif de la manipulation de l’objet caméra succède maintenant celui d’une initiation intellectuelle. Sammy le sait, la pratique du cinéma, de la conception à la finalisation du film, libère et promet une félicité qui échappe à toute considération abstraite. Pour lui, le cinéma est bien la seule réalité qui compte, la seule vie qui vaille la peine d’être vécue.

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Crédit photographique : © 2022 Universal Studios and Amblin Entertainment

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