Accueil > Bande dessinée > Hoka Hey !
Qu’est-ce qui compose un être humain ? Qu’est-ce qui fait son identité ? Sa langue ? Ses coutumes ? Sa manière de se vêtir ? De se coiffer ? Des questions brûlantes et intemporelles qui suscitent beaucoup de débats et, parfois, de violence de toute part. Toutes ces choses ont-elles une véritable importance en fin de compte ? On a du mal à croire que ce genre de questions théoriques puisse avoir un quelconque rapport avec le petit Georges. Sous la plume et les pinceaux de Neyef, cet enfant Lakota devient pourtant le catalyseur de ces sujets le temps d’une errance à travers le Wyoming des années 1900.
Dans une réserve, Georges est élevé par le révérend Clemente. Ce dernier semble satisfait de son apprentissage de la bible, dont la récitation occupe littéralement l’espace à travers le texte imprimé par-dessus les paysages du Grand Ouest. L’enfant travaille dur pour être un vrai Américain. Il rêve d’un jour cesser de porter le panier de pique-nique du révérend et sa compagne pour devenir médecin. L’idée d’un docteur indien amuse la dame qui ne connaît pourtant pas la bible aussi bien que l’enfant. Avec le rêve américain, il semble y avoir un deux poids deux mesures.
C’est alors qu’arrive une bande de hors-la-loi. Le trio est mené par Little Knife, un indien assoiffé de vengeance, qui entame sa quête avec l’abattage du révérend. Bien qu'il soit tenté de faire de même avec Georges, No Moon, une indienne au nez coupé, l’en dissuade. Malgré la réticence de Sully, l’Irlandais qui les accompagne, Little Knife accepte d’embarquer l’enfant avec eux jusqu’à la fin de leur mission. C’est le début d’une odyssée à travers les étendus sauvages de l’Ouest américain qui a tout du Western. Ou peut-être pas tant que cela.
De nombreux éléments propres au genre jalonnent l’histoire de Georges. Le voyage à travers les vastes paysages, le désir de vengeance, les fusillades entre bandits… Tout cela sur fond de récit initiatique. Bien vite, Little Knife prend l’enfant sous son aile. Le jeune Lakota apprend alors les usages de son peuple et sa langue, en particulier le cri de Crazy Horse : Hoka Hey ! Georges découvre comment exister en harmonie avec ces terres dont il fait partie intégrante. Comme le veut l’imagerie du Western, le peau rouge se confond avec la nature sauvage, jusqu’à en devenir l'incarnation. Ainsi l’enfant et les siens s’opposent aux hommes blancs qui semblent étrangers à ce monde.
Qu’il s’agisse de trappeurs éreintés par leurs chasses ou d’un vieil ermite fatigué, les occidentaux qui parcourent ses terres semblent souffrir d’un état d’esprit similaire. Chacun est venu avec un rêve, celui d’un nouveau départ, de richesses, d’un foyer à soi. Néanmoins, le temps passé dans la nature, souvent en solitaire, use l’esprit et pousse à la violence. Le danger amène la paranoïa qui pousse à tirer sur un enfant. La frustration sexuelle après des mois de chasse pousse les trappeurs à sortir les revolvers pour tenter d’abuser de No Moon. L’homme blanc apparaît inadapté à cet Ouest lointain qu’il cherche à conquérir. Seuls les natifs comprennent comment vivre dans ces paysages immenses où la solitude est courante.
Le rêve américain apparaît comme mensonger. Ou plutôt réservé à certains. Sully est le seul à pouvoir se lier avec ses compagnons indiens car il a compris l’imposture. Bien qu’homme blanc lui aussi, il est méprisé pour ses origines irlandaises. Fuir vers l’Ouest n’est pas motif à conquérir un terrain, mais vivre une vie qu’il qualifie de poétique, détachée des promesses faîtes à son arrivée en Amérique. Le travail ne paie pas, comme il l’explique en déclarant : “Pour un Rockefeller, ce sont des millions qui triment comme des bêtes.” Au final, le seul qui semble capable d’accomplir ce fameux rêve est le chasseur de prime qui poursuit la bande. La violence intéressée est le seul moyen d’obtenir l’argent pour y parvenir.
De nombreuses expressions modernes parcourent le récit. Little Knife parle de Georges comme d’une pomme, peau rouge à l’extérieur mais blanc à l’intérieur. Des anachronismes idéologiques et volontaires qui forment un lien entre présent et passé. Le récit devient ainsi une réflexion sur l’origine d’un certain état d’esprit américain et une remontée vers l’origine de sa violence banalisée. Le spectre des guerres indiennes plane par ailleurs sur l’histoire de ces hors-la-loi et donne ainsi à ce western un parfum de récit de guerre.
Pour Little Knife, c’est comme si la guerre ne s’était jamais terminée. En réalité, celle-ci a muté et le conflit se déroule moins sur des champs de bataille que dans l’esprit d’un enfant. La culture des premières nations est menacée de disparition. Georges lui-même ne connaît rien de sa propre culture. Son mentor doit donc batailler pour lui apprendre leur langue, leur vision du monde, pourquoi ils portent des tresses et des peintures sur le visage… Moins que des soldats en guerre, les Indiens prennent des figures de résistants, car un peuple ne survit qu’à travers cet ensemble que l’on nomme une culture. Et comme d’autres peuples en d’autre temps, sa transmission est le seul moyen d’empêcher une forme absolue de défaite.
Crédit Images : Copyright Neyef / Label 619 / Rue de Sèvres, Paris, 2022