Deux films de Gregori Tchoukhraï chez Potemkine Films
Publié par Stéphane Charrière - 17 mars 2023
Catégorie(s): Cinéma, Sorties DVD/BR/Livres
Après Mikhaïl Kalatozov, c’est au tour d’un autre cinéaste soviétique associé à la période du « Dégel », Grigori Tchoukhraï, de bénéficier du sérieux éditorial de Potemkine Films. Tchoukhraï est, aujourd’hui, essentiellement connu en France pour La Ballade du soldat (1959) dont la réputation, établie en raison d’une réception critique enthousiaste, a occulté en partie le reste de l’œuvre. L’éditeur a la bonne idée de sortir parallèlement à La Ballade du soldat le premier long-métrage de l’auteur intitulé Le Quarante et unième (1956) qui, à sa manière, confirme quelques hypothèses thématiques ou esthétiques qu’ont pu formuler les admirateurs de La Ballade du soldat. Ainsi, à la lecture de ces deux films, se matérialise ou se laisse deviner l’identité d’une œuvre composée de huit films. Avant d’évoquer quelques convergences esthétiques ou formelles entre les deux films, il nous paraît important d’insister sur la qualité visuelle des deux copies que nous avons pu visionner sur support Blu-ray. Au niveau du contenu des deux disques, ajoutons que les entretiens avec Joël Chapron constituent, ce n’est pas une surprise, des éléments de choix qui enrichissent de manière significative l’ensemble du travail éditorial.
Sans doute est-il cohérent tout d’abord de rappeler que Tchoukhraï est l’un des premiers cinéastes à avoir introduit certains principes de déstalinisation dans l’art cinématographique. Les films de Tchoukhraï intègrent des péripéties qui placent au centre des processus narratifs et formels le ressenti individuel qui, avec la même importance de traitement, cohabite avec des agissements propres à servir le collectif. C’est ce qui se vérifie ici avec Le Quarante-et-unième et La Ballade du soldat puisque, dans les deux films, le grand dessein de chacun se voit traversé de sentiments, de désirs et d’émotions individuels. Le paradoxe n’est pas des moindres puisque, au lieu d’occulter l’entreprise collective, le procédé invite les personnages, toujours guidés par une conscience politique, à agir selon une morale personnelle qui attise leur élan communautaire.
D’une certaine manière, les deux films se combinent ou se complètent puisqu’ils reprennent des motifs similaires (la guerre en toile de fond, l’individu au service du groupe, la naissance de sentiments inconnus, les désirs irrépressibles, la découverte de soi, etc.). La dialectique qui naît dans la superposition de la cause commune aux aspirations individuelles transcende le sujet initial des deux films pour en faire des commentaires sur la condition humaine. La maïeutique qui en résulte incite à repenser les contours de ce qui se définit par l’ordinaire et ce qui relève de l’extraordinaire. Ainsi l’héroïsme, pour Tchoukhraï, se vérifie par l’acceptation d’une morale qui détermine désormais le comportement quotidien d’individus confrontés à la trivialité de situations d’apparence familière.
Au centre du propos, dans les deux films, une affirmation qui peut paraître évidente de nos jours (encore que…) : l’individu, confronté à une situation inhabituelle, inattendue et à l’issue incertaine, est capable de faire abstraction de motivations politiques pour agir en fonction de principes éthiques conditionnés par une perception sensorielle du réel. Dans Le Quarante-et-unième, l’amour naissant entre Marioutka (Izolda Izvitskaïa) et le lieutenant Govoroukha-Otrok (Oleg Strijenov) n’entre jamais en contradiction avec les objectifs communs définis par une condition de classe sociale mais souligne la difficulté à concilier les vocations ou les finalités politiques avec les aspirations individuelles.
L’inextricable perplexité qui envahit dans un premier temps la pensée des personnages se vérifie par un travail technique méticuleux. Tchoukhraï explore systématiquement l’intimité et les questionnements intérieurs de ses personnages en les inscrivant dans un contexte historique précis qui contextualise le propos et qui, aussi, définit les contours identitaires d’une civilisation. La trame des deux films se développe dans des univers marqués par une retranscription naturaliste du monde. Ainsi le cinéaste multiplie les plans tournés avec un objectif grand angle pour inclure l’histoire individuelle dans une histoire collective. La vastitude des paysages et le travail effectué sur la profondeur de champ inscrivent l’individu dans un ensemble de données objectives qui crédibilisent les péripéties. Mais dans ces plans, parfois assez longs (l’usage du plan séquence tend également à crédibiliser et à apporter de la véracité au temps filmique), Tchoukhraï distille l’étonnante sensation que l’espace, tellement vaste, tellement insondable, se transforme en figure de l’enfermement. L’effet est sans doute conditionné par le découpage qui, en jouant de l’alternance entre des plans larges et des plans plus serrés sur les protagonistes, traduit la solitude et la vulnérabilité des êtres.
Le rapport de l’individu à l’espace dans La Ballade du soldat offre, en quelques occasions, une variation sur ce principe. Le parcours que suit Aliocha (Vladimir Ivachov) du champ de bataille à la ferme familiale est traversé d’événements qui rendent en soi improbable la trajectoire du jeune homme. Mais l’esthétique du film est intégralement envisagée selon le principe d’une retranscription fidèle d’histoires, toutes placées sous le sceau de la chronique, qui laissent entrevoir une réalité que le spectateur n’envisage jamais de contredire. Nous retrouvons-là une nouvelle matérialisation de la dialectique qui est au centre du développement filmique de ces deux premiers films. Une dialectique qui repose ici sur l’adjonction d’éléments qui appartiennent au romanesque et à une esthétique naturaliste. En ce cas précis, nous sommes en présence d’une stylistique qui se construit autour de la mise en situation d’une poétique du réel.
Le Quarante-et-unième et La Ballade du soldat, œuvres brillantes, stimuleront sans doute l’appétit du spectateur qui découvrira les films à l’occasion de ces sorties éditoriales. Deux œuvres si éloignées et pourtant si nourries de quelques considérations formalistes développées par les prestigieux aînés de Tchoukhraï qui témoignent des considérations nouvelles qui s’emparent du cinéma soviétique dans les années 1950. Longtemps écartés des impératifs de production cinématographique, les questionnements identitaires ne s’appliquent plus seulement au groupe et se conjuguent désormais aussi à échelle de l’individu. Les deux films de Tchoukhraï se rapprochent ainsi d’une expérience humaine double : celle des protagonistes perclus d’interrogations existentielles et celle du spectateur embarqué dans une pratique nouvelle, celle qui consiste à découvrir la nature profonde de sa personnalité.
Crédit photographique : Copyright Potemkine Films
Suppléments :
Le Quarante et unième :
Présentations par Joël Chapron, spécialiste du cinéma russe (2016) :
- le film (9')
- le réalisateur Grigori Tchoukhraï (11')
Entretien avec Grigori Tchoukhraï (14')
"La Représentation de la guerre et sa mémoire en URSS et en Russie" : entretien avec François Xavier Nérard, maître de conférences en histoire contemporaine à l'université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne (2022, 26')
"Le Quarante et unième" de Yakov Protazanov (1926, N&B, 51', muet)
La Ballade du soldat :
Présentations par Joël Chapron, spécialiste du cinéma russe (2016) :
- le film (9')
- le réalisateur Grigori Tchoukhraï (11')
Entretien avec Grigori Tchoukhraï (35')
"La Représentation de la guerre et sa mémoire en URSS et en Russie" : entretien avec François Xavier Nérard, maître de conférences en histoire contemporaine à l'université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne (2022, 26')