Vérités et mensonges
Publié par Stéphane Charrière - 7 avril 2023
Catégorie(s): Cinéma, Sorties DVD/BR/Livres
Les films d’Orson Welles, à défaut peut-être de susciter aujourd’hui le même intérêt que lorsqu’ils furent initialement découverts, intriguent toujours autant. La récente édition chez Potemkine Films de Vérités et mensonges (1973), qui n’est pas le film le plus connu du cinéaste, permet de vérifier combien l’auteur de Citizen Kane sait capter l’attention d’un public. Quels que soient le propos ou les intentions de Welles, ses œuvres filmiques revisitent inlassablement les éléments constitutifs de l’art cinématographique pour en parcourir les effets ou pour en mesurer les limites syntaxiques. Tous les films du cinéaste ont été réalisés pour se rassurer, sans doute, sur la capacité de l’auteur à contrôler le moindre procédé pour en faire l’objet d’une réflexion ou de spéculations qui questionnent la nature du film donc la nature du cinéma.
Vérités et mensonges répond également à cette logique expressive. Welles revient avec ce film, à sa manière, sur les origines artistiques du cinéma. On le sait, le cinéma a d’abord été pensé comme un outil scientifique destiné à servir la connaissance. Puis un illusionniste qui revendiquait son statut de saltimbanque, Georges Méliès, a su déceler dans l’outil, d’abord de manière instinctive puis de manière physique, la plus grande illusion jamais créée. Méliès comprend vite. Le cinéma n’est que trucage. Il n’est pas le réel mais il en reproduit une vision fragmentaire plausible. Il n’est pas non plus le mouvement, pas plus qu’il n’est la vie ou la continuité de celle-ci. Mais le cinéma, notamment par sa capacité à restituer la perception de la durée des événements, est l’invention qui se rapproche le plus d’une reproduction vraisemblable du monde tangible qui nous entoure. Surtout, le cinéma est doté du pouvoir de créer des mondes parallèles et de nous inviter à croire que ces univers sont plus intéressants que la réalité qui nous entoure.
Vérités et mensonges, en son début, convoque la magie, le détournement de l’attention et cite ouvertement Robert-Houdin, le père de la magie moderne. De Robert-Houdin à Méliès il n’y a qu’un pas. Enfin un théâtre pensé et agrémenté de dispositifs « invisibles » qui permettaient de concevoir des numéros de prestidigitation qui reposaient sur les découvertes scientifiques du XIXème siècle. Méliès achète le lieu en 1888 et prolonge les expérimentations modernistes de Robert-Houdin jusqu’à l’intégration de projections de films pendant ses spectacles. Dès 1896, les prises de vue constituent l’essentiel des spectacles proposés par Méliès avec notamment le célèbre Escamotage d’une Dame chez Robert-Houdin.
Ces évocations cinématographiques, pour Welles, ne sont pas anodines. Déjà avec Citizen Kane, son premier film réalisé en 1941, il y avait cette volonté de comprendre le cinéma, de le visiter de l’intérieur en élaborant une œuvre qui n’est autre qu’un petit précis de sémantique filmique. Revenir aux origines du langage, ce n’est ni plus ni moins qu’une façon de penser Vérités et mensonges comme un édifice. D’abord poser les fondations sur lesquelles se développeront des audaces formelles qui vérifieront l’élasticité du langage filmique. Tout film de Welles est ainsi à considérer selon des principes analytiques qui servent à étudier et, bien sûr, à évaluer les possibilités narratives offertes par le cinéma.
Vérités et mensonges trouble le spectateur. Le titre français, c’est à noter, ne s’y trompe pas. Le pluriel des termes indique que plusieurs vérités et plusieurs mensonges seront étudiés. Le plus souvent en superposant des strates narratives, voire des textures d’image, qui tendent à égarer, comme dans le déroulement d’un numéro de prestidigitation, le regard et l’attention du spectateur. Mais Welles ne se contente pas d’une réflexion théorique, il manipule également le récit. Welles, tel un démiurge, apparaît au début du film en conteur qui pose les enjeux de l’œuvre.
Un peu à la manière de sa célèbre émission de radio de 1938 consacrée à la mise en ondes de La guerre des mondes qui a établi en grande partie la réputation de Welles, ce dernier ne cache rien de ses intentions. Le spectateur est donc libre de conserver en mémoire les principes dictés par l’auteur qui expose d’emblée la finalité du film. Il s’agira de réfléchir sur la nature de l’art cinématographique en posant quelques questions essentielles. Pourquoi et comment le cinéma est-il capable de duper, de charmer et de happer l’esprit du public ? Comment le public se soumet-il à des suites d’images plus ou moins élaborées et se soustrait-il sciemment ou non au réel ?
Le pluriel du titre français répond aussi à la logique du film puisque les moyens utilisés pour escamoter la pensée du spectateur ou pour inciter ce dernier à croire à la plausibilité d’un univers donné sont ici multiples : mélange d’éléments fictionnels à une logique documentaire, usage du véritable nom des protagonistes du film qui se livrent pourtant à une orchestration de leur prestation, utilisation d’images d’archives, reconstitutions d’événements, élaboration de vrais faux interviews, etc.
Le propos de Welles, in fine, n’a rien de complexe pour le spectateur contemporain. Mais la démonstration filmique impressionne. Car les processus filmiques conçus par Welles en appellent à l’intellect de chacun pour partager une réflexion sur la nature de l’image cinématographique et sur notre façon de percevoir et d’interpréter les images en général. L’image manipule celui qui la regarde ? Oui et ce n’est pas nouveau. Mais le film nous rappelle aussi qu’une image manipulée peut contenir plus de vérité qu’une image empruntée ou prélevée directement dans la réalité. Welles l’affirme. Libre est le spectateur de partager cette pensée ou non, mais la vérité, selon Welles, ne peut s’exprimer qu’à travers l’ordonnancement et le télescopage de plusieurs phénomènes subjectifs qui relèvent du culturel, du sensoriel, de l’affectif et de l’intellect, autant d’éléments qui conditionnent notre perception de la réalité du monde. Notons pour conclure la qualité des compléments proposés dans cette édition avec une mention toute particulière au film d'Alain Cavalier intitulé Vies dans lequel l'auteur nous permet de visiter la maison qu'a occupé Welles dans les années 1970 près de Paris.
Crédit photographique : Copyright Les Films de l'Astrophore / Copyright Potemkine Films
Suppléments :
"Orson Welles" : documentaire de François Reichenbach et Frédéric Rossif (41')
"Vies" : film d'Alain Cavalier, autour de quatre de ses amis, un chirurgien, un sculpteur, un boucher et Françoise Widhoff qui témoigne de son travail d'assistante et de productrice d'Orson Welles, dans la maison-même du cinéaste, près de Paris (2000, 71')