Splitscreen-review Image de Les pires de Lise Akoka et Romane Guéret

Accueil > Cinéma > Les pires

Les pires

Publié par - 19 avril 2023

Catégorie(s): Cinéma, Sorties DVD/BR/Livres

Pour les spectateurs qui n’avaient pas vu les précédents films de Lise Akoka et de Romane Guéret (Chasse royale, un court-métrage réalisé en 2015 ; Allez garçon ! un documentaire réalisé en 2019 ou Tu préfères, une web série réalisée en 2020), il est fort à parier que la découverte de leur premier long-métrage, Les pires, a dû constituer ou constituera un choc. A priori, Les pires navigue en territoire connu. Dès les premières images, le spectateur envisage un cinéma qui interroge ce qui sépare la réalité de la fiction. Si effectivement Les pires s’inscrit dans ce registre, il brouille cependant les pistes pour rendre incertaines les frontières qui délimitent le champ de la fiction de celui du documentaire, de l’artifice et du réel.

À sa manière, Les pires est le prolongement d’une réflexion initiée par les deux jeunes autrices avec Chasse royale. Les acheteurs de l’édition DVD proposée par Pyramide Vidéo seraient d’ailleurs bien avisés de consulter les suppléments du disque et de visionner dans un premier temps les deux courts-métrages des cinéastes (Chasse royale et Allez garçon !). Les pires reprend à son compte le principe de Chasse royale. C’est d’ailleurs comme si Chasse royale constituait en soi une répétition ou préparait à structurer la première séquence du long-métrage. Ce pourrait être une façon d’aborder Les pires. Commencer par le casting d’un film qui devient Les pires. Des enfants et des adolescents défilent devant une caméra qui est à la fois celle de Gabriel, le cinéaste dans le film (Johan Heldenbergh) et celle du film de Lise Akoka et de Romane Guéret.

Splitscreen-review Image de Les pires de Lise Akoka et Romane Guéret

Dès la séquence d’ouverture, le cadre de la caméra cumule les strates narratives : le sujet de la fiction (le tournage du film de Gabriel qui s’intitulera À pisser contre le vent du nord), l’objet de la fiction (une réflexion sur la représentation) et l’abolition des frontières qui séparent le réel de la fiction. Lise Akoka et Romane Guéret savent de quoi elles parlent. Les deux réalisatrices ont un parcours cinématographique convergent. Elles se sont rencontrées en effectuant des castings sauvages alors qu’elles occupaient des postes de directrices de casting et de coachs d’enfants sur différents projets de cinéma. Deux images se superposent, celle d’une fiction cinématographique qui se trouve au cœur du film que nous regardons, À pisser contre le vent du nord, et bien sûr l’image du film des deux cinéastes, Les pires. Les pires serait alors un film sur le regard. Plutôt un film sur une combinaison des regards. Il y a dans un premier temps le regard des deux cinéastes qui ont défini un univers et un propos qui sera servi par des comédiens. Puis se greffent dessus le regard de Gabriel qui effectue son casting, celui des comédiens sur eux-mêmes et enfin, en bout de chaîne, le regard du spectateur invité à estimer ce qu’il est possible de discerner, de voir, d’imaginer ou de deviner par l’observation des prestations des jeunes acteurs. La boucle est ainsi bouclée, le spectateur se rallie au regard des réalisatrices Lise Akoka et Romane Guéret.

Les pires se propose alors de devenir une réflexion sur un métier, celui de cinéaste. Enfin pas seulement puisque sont distingués plusieurs métiers du cinéma. Il est question d’envisager un casting, d’observer l’importance participative de l’équipe technique (de l’image au son) et de prêter une attention particulière au rôle de l’assistante à la mise en scène, Judith (Esther Archambault). Cette dernière est d’ailleurs exemplaire du travail intentionnel de Lise Akoka et de Romane Guéret puisque Esther Archambault a été, à la ville, assistante à la mise en scène sur la série des deux cinéastes, Tu préfères, puis assistante casting sur Les Pires.

Nous trouvons dans la porosité démontrée par l’exemple une oscillation permanente entre l’œuvre filmique et ce qui a inspiré cette œuvre. Il fut appliqué à la création du personnage de Judith la même méthode que pour les autres personnages et pour l’élaboration de la trame. Les entretiens effectués lors des castings pour préparer Les pires ont nourri directement le film en différents points. Ils ont permis l’éclosion d’un contexte sociétal, des dialogues, de l’élaboration des personnages et des histoires qui les réunissent.

Splitscreen-review Image de Les pires de Lise Akoka et Romane Guéret

Ainsi, les comédiens, à part Johan Heldenbergh, tous amateurs dans un premier temps, ont nécessairement dû se plier à un travail d’interprétation (cumul de caractéristiques aux influences multiples) qu’il est nécessaire d’associer à une démarche professionnelle. Ce choix de l’amateur sollicité comme un comédien de métier, né du parcours professionnel des deux cinéastes, n’est pas anodin et sert le film jusqu’à définir une esthétique qui, paradoxalement, rend compte d’un naturalisme tout en le fuyant. Car si la figure dominante du film, celle qui reste dans l’esprit du spectateur, est le gros plan, les choix de filmage restituent à la perfection ce qui est sous-jacent. L’utilisation majoritaire de la caméra à l’épaule répond à la fois à une logique filmique (principe de captation réaliste emprunté au documentaire ou au reportage) et, en même temps, insiste sur la dimension humaniste du propos. Car, par l’intermédiaire d’une caméra portée à l’épaule, il s’agissait aussi, au-delà du réalisme que l’on associe au procédé, de saisir des bouleversements (imprévus de tournage), des transformations (progression des comédiens dans l’apprentissage de leur rôle), des incertitudes (compréhension des événements et troubles occasionnés sur les comédiens) ou encore de traduire des inquiétudes intérieures (peur de ne pas répondre aux attentes des cinéastes). En d’autres termes de restituer les sensations et les émotions vécues par les interprètes.

Splitscreen-review Image de Les pires de Lise Akoka et Romane Guéret

En ce point réside l’un des enjeux majeurs du film. Ne jamais laisser la possibilité à un regard inquisiteur, d’où qu’il vienne, de s’inviter dans le schéma filmique. Lors d’une des plus belles séquences du film, un apéritif dans un bar du quartier, une partie de l’équipe de tournage rencontre les associations locales et les riverains. Une discussion s’instaure entre Judith et des femmes qui habitent dans le voisinage. Très vite, des reproches à l’encontre du film fusent. Les doléances formulées sont motivées par la peur d’être livré en pâture à des regards indiscrets et peu conciliants, la peur d’être marginalisé et perçu comme asocial... Le regard donc. Et c’est justement ici, très précisément, que Les pires mérite les plus hautes considérations. Car la volonté de Lise Akoka et de Romane Guéret est bien d’apporter de la visibilité aux personnages filmés et, à travers eux, à une partie de la population que le cinéma observe, un peu trop souvent, avec condescendance. Les habitantes argumentent leur propos en expliquant qu’en choisissant pour comédiens les pires jeunes du quartier, forcément, l’image que les spectateurs garderont de la peinture de ce monde sera négative. Mais Les pires réussit un prodigieux tour de force, celui d’inverser les valeurs. Car les pires, les moins bons en d’académiques occasions, peuvent se révéler, en d’extraordinaires circonstances, les meilleurs. Et rien que pour cela, il ne faut surtout pas éviter Les pires.

Splitscreen-review Image de Les pires de Lise Akoka et Romane Guéret

Crédit photographique : © Eric DUMONT - Les films Velvet.

 

Suppléments :

2 Courts métrages 
- Chasse royale (2016 - 28mn)
- Allez garçon (2019 - 15mn)
Entretien avec Lise Akoka et Romane Gueret (10 mn)

Partager