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Un certain Cervantès

Publié par - 26 avril 2023

Catégorie(s): Bande dessinée

L’Histoire se répète sans cesse selon certains. Beaucoup doutent de cette affirmation. Les époques se succèdent et les cultures varient. L’humain est censé changer avec le temps et s’assagir puisque le présent repose sur les expériences passées. Selon ce constat, les problèmes d’un temps ne peuvent pas revenir plusieurs siècles plus tard. Pourtant, le dessinateur Christian Lax semble d’un autre avis. Plutôt qu’une longue thèse historiographique, celui-ci propose de se faire une idée à hauteur d’homme. Plus précisément à travers les yeux d’Un certain Cervantès.

Mike Cervantès n’a rien à voir avec le fameux auteur espagnol, du moins au départ. Habillé en cow-boy dans un village touristique d’Arizona, les policiers le prennent pour un fantôme d’une ère révolue lorsqu’ils l’arrêtent pour un petit délit en mai 2008. Plutôt que la prison, Mike choisit l’armée. L’Afghanistan ne l’épargne pas. Il y perd son bras et sa liberté. Les talibans le gardent prisonnier et punissent avec sévérité ses tentatives d’évasion. Libéré après une vague transaction, le vétéran revient dans son Amérique natale amputé et perturbé. C’est alors qu’il prend rendez-vous pour avoir une prothèse, après un an d’attente, qu’il entend parler de Miguel Cervantès, le Manchot de Lépante qui a perdu son bras contre les ottomans. Une fascination pour l’auteur de Don Quichotte naît chez l’humble handicapé.

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Le lecteur voit ses mésaventures afghanes entrecoupées par celles du célèbre auteur espagnol. Lui aussi blessé au bras, emprisonné et rendu contre une rançon, le protagoniste voit, comme le lecteur, un parallèle qui ne l’amuse pas. Mike explique qu’il a déjà perdu littéralement une partie de lui-même. Il ne souhaite pas que l’on touche à son identité et cherche juste la paix aux côtés de sa petite amie dans leur voiture sortie tout droit des années 50. Le rêve américain promis aux braves, en somme. Son entêtement aux airs de destin refusé est néanmoins rattrapé par la crise des Subprimes qui touche sa petite ville et ruine son entourage. Comme tous les héros, Mike répond finalement à l’appel et s'empare d’une barre à mine. Son ombre dans la rue rappelle les traits de Don Quichotte alors qu’il s’approche de la banque qu’il va dévaster. Un acte futile qui officialise l’assimilation avec son homonyme.

En prison, Mike apprend tout ce qu’il peut sur Cervantès. L’Américain du XXIème siècle discute de vive voix avec le fantôme de l’Espagnol du XVIème. Le mimétisme avec le manchot de Lépante devient un fondement de l’identité même du vétéran. Lui aussi, dévorant les livres, devient homme de culture et se scandalise de la censure qui s’établit dans son pays. On veut faire disparaître les livres dérangeants des rayons, jusqu’aux fiches de lecture les évoquant. Mike y perçoit un relent d’inquisition espagnole. Au volant de sa Mustang, le voilà vite traqué par des agents fédéraux pour avoir volé des livres. La fascination pour Cervantès devient tentative de devenir un double afin de retrouver une place et de peser sur le cours des événements. À tel point que le Don Quichotte improvisé kidnappe pratiquement un Péruvien de passage pour en faire, malgré lui, son propre Sancho Panza dans une escapade à travers des paysages de western.

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La folie ajoute à ces décors, lors de sa visite du territoire Navajo, la vision du colonel Kirby York, protagoniste de Fort Apache incarné par John Wayne. En plus du chevalier errant dépassé, Mike semble jouer les chamans, une récupération qui témoigne de son instabilité. L’obsession du vétéran pour le passé se rapproche plus d’un idéalisme personnel. Une construction nécessaire pour retrouver la force de vivre et ne pas se laisser écraser par  l’implacable marche de l’Histoire et de la société. Cette cavale vers l’Est, un road trip inversé comme le décrit Mike, a un parfum de folie enthousiaste contre un système oppressant et imbattable.

En somme, l’aventure de Mike se confond avec celle de Don Quichotte. Le manchot américain a remplacé le cheval contre une voiture et la lance par une barre à mine, mais l’audace idéaliste qui le guide semble similaire à celle du vieux chevalier. Suivant les codes du récit picaresque, le lecteur suit la biographie pessimiste du laissé pour compte d’une certaine société américaine dont les péripéties permettent d’en faire un portrait critique. Cela avec un humour noir, propre à dédramatiser les événements, et sans s’astreindre à certaines règles de réalisme qui rendraient les similarités entre les personnages et les dialogues avec un fantôme irrationnelles. Le récit prend le pas sur la réalité.

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Un message qui semble rappeler le postulat de Marx selon lequel l’Histoire ne se répéterait pas. Elle se contente de bégayer. Si la censure littéraire aux États-Unis répond à des contextes culturels spécifiques, reste qu’elle évoque à Mike les idées et méthodes  de l'inquisition espagnole. Mike dépeint un portrait tyrannique et obscurantiste de son pays qui, sans les nier, rend les différences culturelles entre le pays de l’oncle Sam et celui de Torquemada superficielles. L’enthousiasme souvent grotesque de Mike, littéralement donquichottesque,  allège le ton du récit. Le vétéran handicapé présente l’Histoire, non pas comme une tragédie, mais plutôt comme une blague. Une blague inscrite dans le comique de répétition.

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Crédit images : Un certain Cervantes, C. Lax © FUTUROPOLIS 2015

 

 

 

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