Louis Malle gentleman provocateur partie 2
Publié par Stéphane Charrière - 8 mai 2023
Il est assez curieux de constater que Louis Malle n’a pas la considération qu’il mérite auprès de la cinéphilie française. Nul n’est prophète en son pays, certes. L’étrangeté de cette situation est d’autant plus manifeste que le cinéaste a bénéficié à l’étranger d’études approfondies. Sans doute que le déficit d’attention portée à Louis Malle en France résulte du caractère indépendant du metteur en scène. Alors qu’Ascenseur pour l’échafaud (1957) fut considéré comme l’un des films précurseurs de la Nouvelle Vague, Louis Malle a cultivé une forme de particularisme qui lui a permis de s’affranchir des écoles cinématographiques, des dogmes et des courants de pensée qui ont traversé son temps.
C’est d’ailleurs ce que permettent de vérifier les différentes rétrospectives consacrées par Malavida Films à l’auteur. À l’automne dernier, une première salve de 6 films réunis sous l’intitulé de Louis Malle gentleman provocateur (Ascenseur pour l'échafaud, Les Amants, Le Feu Follet, Le Voleur, Le Souffle au cœur, Viva Maria !) sortait sur les écrans. Ce printemps, trois nouveaux films (Lacombe Lucien, Au revoir les enfants, Milou en mai) s’ajoutent à l’hommage rendu par Malavida Films.
Les trois films qui sortent le 10 mai sur les écrans complètent et élargissent les impressions nées à partir de la lecture du premier ensemble en novembre 2022 et laissent entrevoir de nouvelles problématiques transversales qui enrichissent l’appréhension globale de l’œuvre. Ainsi, des idées convergentes traversent les trois films. La fin de l’innocence, le rapport de l’individu à l’histoire, la question de la mémoire (individuelle et collective), la présence de figures parentales absentes (le père) ou présentes (la mère) constituent autant des repères thématiques qu’une matière dans laquelle le cinéaste irait puiser l’essence de sa réflexion.
On notera également que les films, ce fut relevé ici ou là par le passé, affichent et confortent l’idée d’une filiation thématique ou situationnelle avec l’œuvre de Jean Renoir. À ce titre, il est difficile de ne pas rapprocher la chasse aux lapins de Lacombe Lucien avec la partie de chasse de La règle du jeu tout comme il est délicat de ne pas associer le fantomal qui se propage au fil des scènes de Milou en mai avec celui qui hantait les murs de La Colinière, toujours dans La règle du jeu. C’est à un autre film de Renoir consacré lui à la Première Guerre mondiale, La grande illusion, qu’Au revoir les enfants invite à penser. Dans ce dernier film, l’internat du collège n’est pas sans évoquer les chambrées du château du Haut-Koenigsbourg qui sert de décor à un camp de prisonniers dans le film de Renoir.
Si nous observons les trois films de Malle indépendamment les uns des autres, nous constatons qu’ils s’inscrivent tous, à leur manière, dans une logique qui vise à exprimer une pensée subjective structurée autour d’éléments autobiographiques. Les films arpentent donc des territoires qui ambitionnent de traduire une expérience individuelle et surtout le souvenir des effets émotionnels produits sur l’auteur par les événements vécus.
La fin de l’innocence et le constat amer des réalités du monde sont les principes qui ordonnent la progression dramaturgique de Lacombe Lucien. À la fin du film, Lucien aura fait, souvent et de différentes manières, l’expérience de la mort. La mort apparaît régulièrement dans le film. Il y a d’abord celle que Lucien côtoie au quotidien alors qu’il est employé d’un hospice. Puis il y a la mort qu’il commande lors d’une chasse frénétique de lapins sauvages que Lucien se plaît à massacrer sans ressentir de véritable émotion (scène qui est un écho direct à la séquence d’ouverture du film où Lucien tue un oiseau avec un lance-pierre pendant qu’il travaille, comme ça, sans arrière-pensée, juste parce qu’il peut et parce qu’il sait le faire). Le cycle des animaux qui meurent dans le film se clôt sur la mort du cheval du père de Lucien, absent et retenu prisonnier en Allemagne. Ensuite on passe aux hommes, les camarades de Lucien qui appartiennent à la police allemande ou les résistants. Dans tous les cas, l’attitude de Lucien ne varie guère. La mort est acceptée comme un événement parmi d’autres qui arrive parce que c’est dans l’ordre des choses.
Les émotions gagnent cependant le jeune homme dès lors qu’il est question de disparitions qui touchent aux figures parentales concrètes (son père, le cheval de celui-ci) ou de substitution (Mr Horn). Lucien, lui, agit de la même manière, invariablement. Il tue les animaux (oiseaux, lapins, poule) comme il tuera sans doute des hommes plus tard. Son comportement, indifférent et/ou insensible, résulte d’un apolitisme évident mais aussi et surtout d’un ordre métaphysique que sa vie (la réalité de la ferme ou son travail à l’hospice) a contribué à installer et à imposer dans le quotidien de Lucien comme une logique implacable.
Le film repose d’ailleurs sur un équilibre narratif et formel qui fonctionne selon un principe de boucle ou plutôt de spirale qui convoque une sorte d’inéluctabilité des faits. Aux deux extrémités du film, des lieux clos en retrait du monde (l’hospice, l’appartement fermé des Horn puis une ferme abandonnée). Pour s’en extraire ? La fuite. D’abord à vélo puis, plus tard, en voiture. Une panne (pneu crevé, radiateur) intervient et change le cours des événements. Entre temps, Lucien aura appris. Il aura pu observer une famille qui est symétriquement opposée à la sienne. Il lui reste sa mère et son père est en Allemagne alors que chez les Horn, le père et la fille vivent ensemble avec la grand-mère, figure de l’effacement, depuis que Mme Horn n’est plus. Le miroir que le réel tend à Lucien reflète tout un jeu de correspondances qui permettent à Lucien de franchir quelques stades de son développement identitaire.
Des parallèles se dessinent entre les deux familles : la mère de Lucien trouve en la grand-mère Horn un double figuratif qui répond à l’insensibilité première de Lucien. L’attitude de la mère avec Laborie au début du film ne plaît pas à Lucien. On ne remplace pas le père aussi facilement. En tout cas pas pour le jeune homme. Il est trop tôt, il n’est pas prêt pour accepter l’absence de son père. La mère sera donc systématiquement associée, chaque fois qu’elle sera vue à l’écran, à des actions ménagères ou fonctionnelles qui participent à une forme de déshumanisation du personnage.
La venue de la mère de Lucien à Figeac donnera l’occasion de visualiser le jeu d’oppositions que le film installe : Lucien et sa mère d’un côté, Mr Horn et sa fille de l’autre. Ces correspondances assurent la possibilité d’une construction psychique qui, hélas, ne s’accommode guère des réalités extérieures.
Lacombe Lucien ne peut se lire qu’à l’aune de la complexité d’une époque sur laquelle se greffe une incompréhension individuelle, celle de Lucien. Le jeune homme ne sait jamais comment se comporter, que faire, que dire et surtout comment dire. La maladresse permanente de Lucien doit cependant se distinguer d’une insolence et d’une insouciance que l’âge du personnage auraient pu introduire.
À ce titre, la volonté d’intégrer le maquis se soldera par une incorporation tacite dans la police allemande sans que Lucien ne trouve, finalement, à redire sur l’enchaînement des faits qui le conduisent d’une possible incorporation à un réseau de la Résistance à son opposé. L’attitude de Lucien, impavide et sans scrupule, souligne le rôle du hasard et des circonstances qui œuvrent secrètement dans la destinée du jeune homme. Dépourvu de conscience politique, Lucien a tout pour finir mal. C’est d’ailleurs la raison qui pousse son ancien instituteur à refuser à Lucien la possibilité de rejoindre le maquis. Trop jeune, trop impulsif, trop immature... Il est vrai que cette initiative de Lucien est motivée par la volonté de ne pas retourner travailler à l’hospice, c’est tout. Recalé et résigné, il reprend le chemin de l’hospice. Il crève un pneu, continue à pied, ne considère pas le couvre-feu, croise une voiture qu’il regarde entrer dans la cour d’une demeure respectable de Figeac. Pris en état d'observation, Lucien est entraîné sans ménagement à l’intérieur de la maison.
Lorsque les membres de la police allemande apprennent d’où vient Lucien, ce dernier suscite un intérêt nouveau. Par bravade, pour être enfin reconnu et considéré, pour exister et pour se délester de ce fardeau de l’inutilité ou de l’invisibilité qui lui colle à la peau, à moins que ce ne soient les effets de l’alcool, Lucien parle. Trop. Il dénonce sans calcul son ancien instituteur. C’est fait. Lucien ne peut plus reculer. Encore moins le matin suivant lorsque, encore sous l’influence de l’alcool consommé la veille en compagnie de ses nouveaux « amis », il voit arriver, menotté, son ancien instituteur. Impuissant et interloqué, Lucien aura cette phrase pour le prisonnier : « Mais que faites-vous ici ? ». Lucien n’a plus le choix, il est condamné à être ici et à ne plus être ailleurs. Lucien intègre la police allemande.
Malle filme les événements et leur agencement de manière clinique. Les angulaires choisis favorisent une permanente mise en relation des personnages avec le décor. Ainsi, l’individu ne peut s’extraire du tout auquel il participe. Si Lucien vit une histoire intime qui modifie son identité profonde, il n’en reste pas moins comptable de ses actes au regard de la collectivité. Lacombe Lucien est en soi une étude métaphysique qui cumule deux sens associés au terme : la dimension existentialiste, selon ce qu’en dit Sartre, et une réflexion disciplinée sur un sujet qui autorise une juste approche de la nature des choses.
Lacombe Lucien fit beaucoup parler. Souvent pour ne pas en dire du bien. On le comprend. Le film bouscule et contredit une certaine mythologie française quant aux agissements de la population pendant la Seconde Guerre mondiale. Mais, sans manichéisme, Malle questionne nos a priori tant l’irrationnel qui agit sur la personne de Lucien parasite nos certitudes. La vision gaulliste de l’unité française relayée par les médias et adoptée par une population soudainement absoute et blanchie dans son ensemble se voit agrémenter, avec le film de Malle, d’épineuses pondérations qui sondent les valeurs et le sens commun d’une société qui a cultivé une amnésie de circonstance.
Milou en mai, nous l’avons souligné en préambule, évoque également, à sa manière, La règle du jeu. Point de massacre d’animaux perpétré par une aristocratie indifférente aux réalités de la fin des années 1930 mais un lieu, une propriété dans le Sud-Ouest de la France, qui revendique sa fonction de microcosme tout comme La Colinière, demeure des de la Chesnaye, endossait ce rôle dans le film de Renoir.
Un point commun avec Lacombe Lucien, une période, un moment de l’histoire de France qui permet une cristallisation des différences et des divergences entre membres non pas d’une société mais d’une famille cette fois. Mai 1968, Mme Vieuzac (Paulette Dubost, également interprète de Lisette dans La règle du Jeu) décède. Son fils aîné, Milou (Michel Piccoli) qui vivait avec elle, réunit toute la famille pour statuer sur les funérailles et prendre connaissance du testament de Mme Vieuzac. Dehors, au loin, mais pas tant que cela, les révoltes ouvrières et étudiantes grondent. Les crises extérieures contaminent les membres de la famille qui, lors de cette situation extrême, laissent saillir leurs différences et leurs peurs.
Milou en mai est une représentation de la fin d’un monde. Un monde qui se résume tout d’abord à la famille Vieuzac puisque la mort de la mère entourée de poupées disposées sur un canapé traduit, à sa manière, la fin de multiples innocences particulières. Au premier rang des innocences contrariées, il y a bien sûr celle de Mme Vieuzac qui meurt au milieu des jouets puis il y aura, par conséquent, celle de son fils aîné, Milou, qui va devoir composer avec la fin de certaines illusions. Pour Milou, l’innocence relève autant de l’intime que de son rapport aux membres de la famille. Dès l’arrivée des héritiers, l’équilibre familial vacille bien vite et se transforme en fractures diverses puisque les intérêts de chacun ne convergent en rien avec ceux des autres.
Les illusions familiales sont elles aussi multiples. À commencer donc par le simulacre de cohésion familiale entretenu jusque-là par Mme Vieuzac. Milou en mai insiste également sur l’insignifiance d’une classe sociale. La grande bourgeoisie dépeinte par le film emprunte quelques caractéristiques propres à une aristocratie : rites, usages et codes non sans verser dans un certain grotesque parfois, conventions relationnelles, etc. Le pouvoir illusoire que s’auto confère la famille Vieuzac se voit doublement contester dans le film. D’abord, parce que nous sommes en mai 1968, par une dynamique sociale et politique et ensuite parce que la mort de la mère libère le fantomal qui régnait de manière latente dans la demeure.
Milou en mai, au contraire de Lacombe Lucien, offre un choix à son interprète principal, Milou donc, qu’il devra assumer. Demeurer dans l’artificialité d’un monde qu’il contribue à perpétuer sans raison objective ou bien accepter la réalité. L’adaptabilité que doit admettre Milou entre en résonance avec les transformations sociales et politiques extérieures. Il s’agit donc d’accepter enfin le réel : la mort de la mère, les élans révolutionnaires et l’attitude des héritiers. Le film est donc l’écho d’un choc existentiel. À la lumière des événements, il appartiendra à Milou de se redéfinir identitairement dans un temps qui n’est plus figé dans le passé. Le défi n’est pas anodin.
Le temps objectif, maintenu jusque-là à distance par la présence hégémonique de la mère, reprend ses droits et envahit l’espace de la demeure familiale. Milou doit se conformer à la matérialité du temps présent et consentir à ne plus vivre en marge du monde. Milou en mai soulève plusieurs problématiques d’une manière presque renoirienne : les rapports de classe, la désagrégation de valeurs jugées, à la lumière du présent, archaïques ou l’incapacité de la bourgeoisie à concevoir des préoccupations extérieures à sa sphère d’influence.
Il en va légèrement différemment d’Au revoir les enfants, film aux consonances autobiographiques très marquées, qui est traversé avant tout par des questions morales qui tancent une conscience collective. Celle de la population française qui peine toujours, hélas, aujourd’hui encore, à se sentir concernée par des sujets essentiels comme la recrudescence des actes antisémites perpétrés sur le territoire national.
Personnel, Au revoir les enfants l’est à l’évidence, ne serait-ce que par la manière avec laquelle Malle s’approprie le film en le ponctuant d’un hommage à ses propres enfants et par l’usage de sa propre voix en off pour apporter un éclairage particulier sur le contenu du film. Ce que dit Louis Malle en conclusion d’Au revoir les enfants insiste sans détour sur le contraste qui existe entre l’innocence et sa finitude, sur les préoccupations qui animent les relations qui se tissent entre individus prépubères et sur la réalité crue d’une époque, la Seconde Guerre mondiale.
Les effets de boucles ou de spirales relevés à propos de Lacombe Lucien agissent ici encore. À la douleur enfantine initiale (conséquence d’une séparation avec sa mère sur le quai d’une gare répondra le gros plan sur l’incrédulité et le déchirement qui habitent désormais les pensées de Julien (Gaspard Manesse) à la toute fin du film. Comme dans Milou en mai, l’absence de l’autre active la prise de conscience des réalités extérieures. La séparation de Julien et de sa mère occasionne des souffrances passagères, vécues comme un drame. Après une nouvelle séparation, la sidération se transformera, par l’effet du gros plan sur Julien en fin de film, en une soudaine matérialisation de la tragédie en cours.
Dans ce film aussi, l’innocence s’efface pendant que la conscience se nourrit des expériences physiques et psychiques. La conscience ici est un mélange de trauma individuel qui naît dans la considération soudaine et brutale de la monstruosité à l’œuvre dans la société française. Le microcosme du collège permet de concevoir des changements d’échelle qui autorisent au récit de transcender les limites du récit fictionnel. Les troubles nouveaux qui apparaissent dans le cheminement existentiel de Julien ne parviennent plus à masquer la tragédie qui se propage inéluctablement en arrière-plan, celle des enfants juifs, de leurs parents, des communautés pourchassées, harcelées et massacrées par les Nazis et le régime français de Vichy. Les menaces viennent de toute part et contaminent les différents espaces que le film expose. Nul abri, nul retranchement possible.
Le récit ne dissimule rien de ses origines autobiographiques. Avec Au revoir les enfants, Louis Malle retrace le cheminement de souvenirs qui ont contribué à façonner l’homme qu’il est devenu jusqu’au moment où, par les mots que prononce en off le cinéaste à la fin du film, l’expression de cette mémoire nourrit une pensée sur le monde qui est aussi la manifestation d’une réflexion sur l’histoire.
Car Au revoir les enfants ne s’attache pas à restituer le plus fidèlement possible le souvenir. Le film se propose surtout, afin de susciter un intérêt chez le spectateur, de traduire les émotions qui ont submergé le cinéaste à l’époque et d’en assumer la portée. De ce point de vue, Au revoir les enfants n’élude rien des possibles dysfonctionnements de la mémoire puisque le film revendique une forme de romanesque qui justifie les distorsions et les corrections apportées aux souvenirs de l’auteur. C’est un arrangement avec le réel qui est recevable dans la mesure où, on le comprend, le passé du cinéaste devient ainsi supportable. Ce qui, à défaut de l’annihiler totalement, permet à Louis Malle de circonscrire les effets néfastes de traumatismes vécus en d’autres temps.
Crédit photographique : © Malavida Gaumont