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L’homme entretient une relation paradoxale avec la peur. Indicatrice de danger, son absence est censée être désirée. Pourtant, non seulement des histoires effrayantes jonchent l’histoire humaine, mais les créateurs déploient des efforts considérables pour offrir à un vaste public des œuvres toujours plus angoissantes. Des légendes folkloriques aux bestsellers de Stephen King, des fantasmagories du XVIIIème siècle aux animatronics de The Thing de John Carpenter, l’objectif semble être d’affiner au maximum la frontière entre le réel et le cauchemar.
Le jeu vidéo porte en lui cette même ambition et le principe d’interactivité propre au support, au-delà de ses évolutions techniques, semble amener le joueur au plus proche des ténèbres. Parmi les studios fournissant des plongées ludiques dans l’horreur, le studio Frictional Games s’est taillé une solide réputation grâce à sa série Amnesia. Alors que son quatrième opus, The Bunker, est mis en ligne, on peut se demander comment cette licence est parvenue à rivaliser avec les blockbusters du genre ?
Lorsque Amnesia : The dark Descent sort, celui-ci s’inscrit dans la continuité des intentions de Penumbra, la précédente série du studio. Dans les deux licences, le joueur contrôle un personnage en vue à la première personne dans un univers sombre et labyrinthique où rôdent des créatures dangereuses. Et cela sans que l’usage de l’inventaire ne stoppe le temps. La tension est maintenue par l’absence d’un espace mental sûr aisément disponible au sein d’un univers dont l’approche se fait avec les mêmes limites sensorielles que la réalité. Si l’on est proche des idées mises en place par le System Shock de Warren Spector, Frictional Games prend plusieurs décisions qui ajoutent à l’angoisse.
Comme l’indique le tout premier message de Dark Descent, il n’y a aucun moyen de se battre. La peur déclenche des réponses de combat ou de fuite chez l’être humain, mais dans ces jeux, le joueur doit mener sa quête sans le moindre élément capable d’anéantir les menaces qui le traquent. Seule reste la fuite. Cela dans des univers inconnus car les protagonistes sont à chaque fois amnésiques. Sans repère, chaque pas se fait dans l’inconnu et donc avec une angoisse exacerbée. Ses deux idées fondent l’identité de la licence sur un principe de soustraction. Le joueur n’est plus un héros évoluant vers son apothéose, mais une proie condamnée à se cacher et à courir.
À cela s’ajoute l’obligation d’avancer dans l’obscurité. Que le joueur parcourt l’ancien château de Dark Descent ou le désert crépusculaire de Rebirth, il doit gérer intelligemment ses ressources. L’huile de la lampe est limitée. Les allumettes sont peu nombreuses. Malgré ces quelques éléments, le monde reste en grande partie plongé dans des ténèbres emplies de créatures abominables. La lumière elle-même n’apporte que peu de réconfort. Révélatrice d’abominations et d’instruments de tortures, évoquant une souffrance potentielle, elle ne peut dévoiler les créatures dissimulées dans les eaux du château ou les souterrains du Bunker. Le gameplay ramène ainsi le joueur à des peurs primales.
De plus, tout cela a un impact sur la santé mentale de l’avatar. Dans le noir et face aux horreurs révélés, la vision se trouble, des sons illusoires se font entendre et le personnage peut s’écrouler avec fracas. Il devient chaque fois plus difficile de manipuler les objets et les portes car le gameplay impose, en lieu et place d’une simple pression sur un bouton, de reproduire la gestuelle du corps humain avec les contrôles du jeu. L’immersion est accentuée par des manœuvres proches du réel entravées par des contraintes qui s’en rapprochent.
Cela est rendu possible par le moteur graphique développé par Frictional Games qui reproduit la physique newtonienne. Cet élément technique fondamental fut baptisé HPL Engine en référence aux initiales de l’auteur horrifique Howard Phillips Lovecraft. Les récits de la licence Amnesia utilisent par ailleurs sur les mêmes ingrédients que ceux de l’auteur de Providence. Savoirs interdits, civilisations disparues et entités d’autres espaces jonchent le parcours de protagonistes insignifiants face à un univers qui se rit de la prétention autodestructrice des hommes.
Tout est contre le joueur qui se perd dans des lieux tentaculaires où les squelettes, le sang et les ruines sont omniprésents. La structure labyrinthique et son exploration, ce parcours dans un inconnu ténébreux, est évocateur de l’esprit troublé des protagonistes en quête de leurs souvenirs perdus. Le level design rejoint la direction artistique tout comme les intentions narratives s'enracinent dans sa structure technique. La licence se fonde ainsi sur un lien symbiotique entre ses différents composants.
Cette composition répond au désir originel des personnes intriguées par les œuvres d’horreur, curieuses de ressentir l’adrénaline de la peur dans un cadre sûr. La série Amnesia de Frictional Games répond à ce désir en le croisant avec les intentions "simulationnistes" sous-jacentes au média vidéoludique. Une ambition présente dès ses origines avec des simulations de sport ou de vaisseaux spatiaux et qui aboutissent aujourd’hui à la réalité virtuelle. En mettant le joueur dans un espace de simulation proche du réel dans son rapport à l’espace-temps, Frictional Games affine grandement la barrière entre le joueur et un monde lovecraftien où il n’est que proie. La suspension consentie de son incrédulité lui permet alors de la traverser avec un effort terriblement minimal et s’approcher plus que jamais des ténèbres.
Crédit image : Copyright FrictionalGames , TheChineseRoom et THQ