Splitscreen-review Image de Anatomie d'une chute de Justine Triet

Accueil > Cinéma > Anatomie d'une chute

Anatomie d'une chute

Publié par - 30 mai 2023

Catégorie(s): Cinéma, Critiques, Expositions / Festivals

Anatomie d’une chute est un film extraordinaire avant tout en raison de son scénario écrit par Justine Triet et Arthur Harari, réalisateur lui-même de Onoda qui avait ouvert Un Certain Regard en 2021.

Le film se déroule principalement en deux endroits : le chalet de montagne où vit l'écrivaine Sandra (Sandra Hüller) avec son mari Samuel (Samuel Theis) et leur fils, Daniel (Milo Machado-Graner), et une salle d'audience du tribunal de Grenoble. On pourrait classer le film dans la catégorie « courtroom drama » (film de procès ou drame judiciaire) à la manière de Sidney Lumet ou de Billy Wilder. Le titre fait même allusion à Anatomy of a Murder (Autopsie d’un meurtre) d’Otto Preminger (1959) mais le film de Justine Triet agit sur d’autres registres.

Au début du film, Sandra doit couper court à une interview qu'elle donne à une jeune chercheuse parce que Samuel joue bruyamment de la musique. Pendant ce temps, leur fils Daniel, 11 ans, sort promener son chien. Quand le garçon rentre, il trouve son père mort devant la maison, apparemment après une chute du dernier étage. Est-ce un suicide ? Ou est-ce que Sandra est coupable ?

Splitscreen-review Image de Anatomie d'une chute de Justine Triet

Le film reconstitue peu à peu les événements qui précédent la chute de Samuel. La chute, en soi, n’est pas anodine puisqu’elle constitue une mise en abîme du couple, Sam et Sandra, tous deux écrivains. Après un accident, Daniel est devenu pratiquement aveugle et dépend énormément de son père. D’une certaine manière, Samuel sacrifie alors sa carrière d’écrivain. Au contraire, Sandra produit plusieurs romans à succès l’un après l'autre. La situation professionnelle des deux époux pèse sur la relation du couple et génère des conflits qui servent par ailleurs souvent de source d’inspiration aux récits fictionnels de Sandra.

Alors que le procès suit son cours, Sandra doit revenir sur le passé du couple. Pour ceci, Triet n’utilise pas de flashbacks. Le récit de Sandra passe par les mots qui constituent la déposition de Sandra. Les mots sont le matériau premier de la profession de l’écrivaine : écrire pour créer une fiction réelle ou une réalité fictionnelle. La partie la plus intrigante du film se situe au moment où le procureur cite des passages des romans pour chercher dans l'intrigue fictionnelle des éléments de compréhension sur la relation qui unit l’écrivaine à son mari. Voici le problème posé par Luigi Pirandello dans sa pièce Six personnages en quête d'auteur qui constitue l’arrière-plan de ce qui se joue ici : un procureur à la recherche de la vérité examine des personnages fictifs qu’il prend comme des  manifestations de la psyché de l'auteur.

Splitscreen-review Image de Anatomie d'une chute de Justine Triet

Le film, comme l’écrivain, jouent avec le langage : Sandra est allemande et parle en anglais avec son mari et son fils ; elle connaît pourtant le français. Son mari, d’origine française, parlait l’anglais couramment. L’emploi des langues étrangères remet en question la précision linguistique et la puissance du langage : à travers le langage, on construit une image, un passé, une histoire. Mais ceci ne se fait pas dans la langue maternelle de chacun. Ce qui ouvre sur deux hypothèses : soit le propos est imprécis car une approximation est possible lors de l’utilisation d’une langue étrangère, soit, au contraire, le propos est d’une exactitude extrême parce que chaque mot utilisé est pensé et réfléchi pour éviter tout risque d’erreur. Un récit fictif est toujours inspiré par la vie et la réalité mais, en même temps, il imite le réel ou bien il reflète la réalité. En ce sens, le film traite du pouvoir du langage (et donc de l'écrivain) à créer, à forger ou à manipuler la (ou les) réalité(s).

Comme une auteure, Sandra fait de sa vie une histoire : c'est son propre point de vue qu’elle transmet. Mort, son mari n’a plus de mots à sa disposition mais sa voix a été enregistrée lors d’une dispute. Et puis il y a aussi la déposition que fait son psychiatre qui, avec ses propres mots, décrit ce qu’il a compris de la relation familiale ; encore une autre histoire. Seuls les personnages de cette histoire ne sont pas inventés, mais réels. Néanmoins, chaque récit diffère et le procès ne peut aboutir qu’à une vérité relative.

Cette « vérité » est présentée à travers les paroles, prononcées en français et en anglais, d'une actrice, liée à un personnage, allemande, la formidable Sandra Hüller (Toni Erdmann), qui ne s’exprime  pas dans sa langue maternelle. Et c'est précisément cette prise de conscience du sens des mots qui lui permet de créer ses mondes fictifs. Le lien entre la fiction et la réalité est remis en question et, comme tout film de procès, repose sur des mots comme il en va de même des véritables procédures judiciaires. En fin de compte, c'est celui qui peut le mieux utiliser les mots qui aura raison : que ce soit le procureur, l'écrivain ou peut-être un jour un Chat GPT ?

Splitscreen-review Image de Anatomie d'une chute de Justine Triet

Crédit photographique : Copyright Les Film Pelléas – Les Films de Pierre

Partager