5 Films noirs de l’âge d’or du cinéma mexicain
Publié par Stéphane Charrière - 19 juin 2023
Après avoir consacré une rétrospective à Roberto Gavaldón, Camélia poursuit son entreprise de découverte ou de réhabilitation du cinéma mexicain. Cette fois, c’est aux talents multiples que le distributeur s’intéresse avec 5 Films Noirs de l’âge d’or du cinéma mexicain, c’est-à-dire 5 films sortis pendant les années 1940/1950. L’intitulé de la programmation semble relativement explicite pour le spectateur occidental rompu aux films noirs américains, ce qui, sans doute, risque de contrarier certaines attentes au regard de la nature des films proposés. Si une atmosphère singulière (usage des lumières, du décor et une typologie des personnages) rejoindra en bien des points les territoires connus du film noir américain, il faut également considérer que les cinq films de la rétrospective ne sont pas moins comptables de spécificités locales. À ce titre, les 5 œuvres présentées ici répondent avant tout à une logique expressive qui se rapproche plus des mélodrames criminels qui préfiguraient le Film Criminel que d’un genre codifié et repérable.
Pareille rétrospective est souvent inégale. Il nous a paru évident que trois des films proposés ici, Une aube différente, Les bas-fonds de Mexico et surtout Crépuscule, révélaient des qualités scénaristiques et de mise en scène qui dépassaient les deux autres, Roberto la douceur et Le médaillon du crime. En ce qui concerne ces deux derniers titres, ce qui fait la différence avec les trois autres, c’est qu’il faut soit patienter pour que l’œuvre laisse paraître ses qualités (Roberto la douceur), soit tenter de repérer les fulgurances passagères qui modifient la tonalité du film (Le médaillon du crime).
Pour Roberto la douceur, le principal intérêt du film réside dans l’évolution de la typologie du personnage principal, Roberto (Victor Parra). Ce dernier cristallise, dans le meilleur passage du film, un ensemble de réflexions portées sur la société mexicaine de l’époque. Le personnage de Roberto emprunte, dès le début du film, une caractéristique essentielle aux personnages de gangsters qui ont habité le Film Criminel américain des années 1930 : l’immaturité. Un trait de caractère qui occasionne ici des dommages collatéraux irréversibles au point de constituer un engrenage destructeur bien au-delà du seul destin de Roberto. Ajoutons, toujours en lien avec le Film Criminel et en complément de l’infantilisme qui qualifie littéralement Roberto, qu’il est possible de distinguer quelques troubles psychiques qui définissent également les contours du personnage.
Alors que la première partie du film se concentre sur les frasques de Roberto, la seconde partie, elle, nous entraîne plus sur les territoires d’un cheminement existentiel (principe qui rejoint également les codes du Film Criminel). Ainsi, Roberto la douceur se complexifie (le scénario bifurque dans une logique différente) et son esthétique se nourrit de nouvelles considérations qui reposent principalement sur des contrastes de lumière qui traduisent les doutes qui envahissent le personnage de Roberto.
Le médaillon du crime est en apparence plus linéaire, plus prévisible. Le film est, en même temps, plus proche de ce que l’on attend en Occident d’un film à suspense. La trame scénaristique s’aventure en terrains connus et largement arpentés (un individu cède à la tentation et devra en assumer les conséquences) pour constituer un récit efficace. Cependant, le film souffre d’un manque d’ambition formelle, d’une direction d’acteurs inégale et de situations dramaturgiques qu’une logique locale peut sans doute admettre mais qui aura bien du mal à contenter le spectateur autre que mexicain. À décharge, Le médaillon du crime a tout d’une fable qui délivre sa morale par l’intermédiaire de propos ou d’éléments symboliques qui surgissent avec cohérence dans le canevas narratif. Le médaillon du crime se charge alors d’un sens second qui participe d’un charme que rien ne laissait présager.
Les trois autres films de la rétrospective sont, eux, globalement plus intéressants. À commencer, en suivant la chronologie des sorties sur les écrans, par Une aube différente. Premier des deux films de la rétrospective réalisés par Julio Bracho (une véritable découverte), le film frappe par la concision et la clarté de son propos. La mise en perspective des trajectoires individuelles conditionnées par l’arrière-plan collectif fonctionne de manière plus que probante. La structure narrative ne se perd pas en conjectures et, sans jamais occulter les conditions d’existence des problèmes qui touchent les personnages principaux, se focalise sur le drame intime qui touche principalement Julieta (Andrea Palma) et Octavio (Pedro Armendáriz).
Dans Une aube différente, le meilleur est tiré du rapport entre l’individu et l’urbain qui, comme dans le cinéma US, traduit les tourments qui hantent les individus. La ville est placée sous l’emprise des sbires du gouverneur, filmés, eux, comme une bande de gangsters, qui semblent en connaître les moindres recoins. Ils menacent la vie d’Octavio et semblent ne faire qu’un avec la ville. Dans chaque ombre constituée par les singularités architecturales des bas-fonds de Mexico se dissimule un danger qui guette. Ainsi, le destin œuvre en sourdine et les forces, reflets des contingences historiques et communautaires, agissent dans l’implicite contre les personnages principaux.
L’autre film de Julio Bracho présent dans cette rétrospective, Crépuscule, est sans doute plus complexe et plus ambitieux. Crépuscule explore les possibilités narratives offertes par certains codes du Film Criminel (voix-off, flash-backs, clair-obscur, etc.) pour construire un récit qui sonde la psychologie du personnage principal, Alejandro (Arturo de Córdova). Les pulsions et les désirs qui rongent le protagoniste contribuent à rendre mouvantes les frontières qui séparent le réel du rêve, voire du fantasme. L’espace filmique fait sans cesse l’objet de transformations impulsées par la subjectivité du personnage.
Alejandro commente sa vie comme s’il en était spectateur. Crépuscule, pour différentes raisons, est à rapprocher du Horla de Maupassant. L’univers filmique, parasité par les délires fantasmatiques d’Alejandro, rend compte du phénomène autodestructeur qui gagne le personnage. Le spectateur est invité à repérer les fractures qui distinguent le réel des fantasmes d’Alejandro afin de mesurer combien le combat de l’homme contre ses hantises est déséquilibré. Autre particularité de Crépuscule, la faculté de Bracho à retranscrire par l’image les pensées d’un homme qui s’abîme dans un trouble mental qui englouti également son entourage. Notons que la pertinence du propos filmique est soutenue par la considération médicale du processus de dégradation psychique.
Les bas-fonds de Mexico d’Emilio Fernández est à la hauteur de la réputation de son auteur. De tous les cinéastes présents dans cette rétrospective, Emilio Fernández est sans doute le plus connu en raison du Grand Prix (ancêtre de la Palme d’Or) obtenu à Cannes en 1946 pour Maria Candelaria. Le film navigue entre différents registres qui s’articulent autour de principes d’oppositions (classes sociales, ombres et lumières, masculin et féminin, etc.).
Les Bas-fonds de Mexico, s’il paraît plus proche d’un univers mélodramatique, conserve cependant quelques ingrédients empruntés au Film Criminel américain qui participent à la richesse de l’œuvre. Les Bas-fonds de Mexico joue avec la notion de représentation du réel puisque le film se déroule dans de véritables lieux incontournables de la vie nocturne de la capitale mexicaine. À commencer par le décor principal, le cabaret qui donne son titre original au film, Salón México et les rues alentour. Selon ce choix esthétique, le spectateur est convié à observer une expérience individuelle (la démarche du cinéaste) qui retranscrit un fait social (le Salón México, ses habitués, ses gangsters, ses entraîneuses, etc.).
Emilio Fernández crée donc un univers filmique qui est aussi et avant tout un voyage dans l’inconscient individuel et/ou collectif mexicain. Dans Les bas-fonds de Mexico, Emilio Fernández puise dans l’inconscient populaire (le film et les sous-genres auxquels il se rattache) pour élaborer un portrait collectif qui reproduit sans fard le fonctionnement de la société mexicaine de son temps. Au final, cette rétrospective contribue aussi à aiguiser l’appétit et la curiosité des cinéphiles tant elle prouve qu’il reste encore de nombreux mondes filmiques à découvrir et à parcourir. À commencer par le cinéma mexicain.
Crédit photographique : Copyright Les Films du Camelia