Splitscreen-review Image de Ashkal, l'enquête de Tunis de Youssef Chebbi

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Ashkal, l'enquête de Tunis

Publié par - 26 juin 2023

Catégorie(s): Cinéma, Sorties DVD/BR/Livres

En découvrant Ashkal, le film de Youssef Chebbi, le spectateur occidental risque d’être décontenancé. Si le film s’inscrit dans une certaine réalité locale en utilisant comme ressource plastique et intentionnelle la matérialité des décors urbains, il s’éloigne des attendus esthétiques habituels. Ashkal évite toute tendance folklorique pour revendiquer une appartenance tunisienne plus cérébrale.

Le ton est d’ailleurs donné dès les plans d’ouverture. Des plans fixes assez longs et de valeurs différentes décrivent un paysage urbain gagné par le fantomal. Un plan sur un immeuble vu de l’extérieur, évocation lointaine des façades des greniers à sel de Lübeck qui servirent de décor au Nosferatu de Murnau, donne au film une certaine tonalité. La longueur du plan est une incitation à parcourir du regard l’ensemble des ouvertures de fenêtres qui ressemblent à des perforations effectuées à l’aide d’un poinçon. L’immeuble est visiblement abandonné. Très vite, nous entrons à l’intérieur, une cage d’escaliers recouverte de graffitis, des pièces vides, puis, à distance et surcadré, un homme qui observe les alentours depuis un étage élevé.

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Le spectateur attentif notera que derrière l’homme, au fond, sur le sol, se trouve ce qui ressemble vaguement au reste d’un être humain. Ce que confirmera la suite de la séquence. D’emblée le film installe un rapport entre le corps humain, l’architecture et les personnages qui vont servir le propos du cinéaste. Deux flics, une femme, Fatma (Fatma Oussaifi) et un homme plus âgé, Batal (Mohamed Grayaâ) sont dépêchés pour mener l’enquête. Si le suicide s’impose très vite comme une piste probante, des éléments éveillent la curiosité des inspecteurs, de Fatma en particulier. D’autant que d’autres cadavres sont découverts dans des conditions similaires. Les témoignages sont sans équivoque, un homme a été vu avec les victimes au moment où elles se donnent la mort par le feu. Mais une phrase d’un témoin vient chambouler la thèse de l’homicide : l’homme présent sur les lieux des suicides n’a pas mis le feu aux victimes, il leur a passé le feu.

Alors Fatma et Batal parcourent les lieux, ils se fondent dans le décor pour épouser les formes architecturales de cet espace qui ressemble à une friche. Ashkal, en arabe, signifie forme, motif, silhouette. Tout est raccord. Narration et intentionnalité se déterminent en peu de plans et en un titre. L’espace résidentiel, Les Jardins de Carthage, ressemble à une ruine, ce qu’il est sans l’être complètement puisqu’il n’a jamais été habité physiquement. Le complexe immobilier n’a jamais été terminé en raison des émeutes qui éclatent dans le pays après l’immolation par le feu de Mohammed Bouazizi à Sidi Bouzid le 17 décembre 2010, date qui marque le début de ce que l’on a communément appelé « Le printemps arabe ».

Le chantier est resté en l’état jusqu’à aujourd’hui, figé dans sa torpeur et hanté sans doute par ce qui a motivé l’arrêt des travaux. Sans cette contextualisation historique et politique, l’espace pourrait être un studio de cinéma, ce qu’il sera au moins le temps d’Ashkal. Enraciné dans cette réalité, le film invite indirectement à une considération politique. Difficile en effet d’occulter les parentés qui existent entre les immolations par le feu dans le film, le geste de Mohammed Bouazizi et les répliques de suicides par les mêmes moyens qui se sont répandues dans le monde arabe (Algérie, Mauritanie, Égypte) en 2011.

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Ashkal, au-delà de cette considération réaliste et historique, est aussi et peut-être surtout une proposition artistique qui tente, via le film, de traduire le lien qui existe entre l’architecture et l’imaginaire qui habite le concept à l’origine de l’acte architectural. Pour Youssef Chebbi, le film est pensé et imaginé comme un édifice. Chaque plan a son rôle, sa fonction et son pouvoir évocateur. Il en va de même avec les mouvements de caméra ou les mises au point audacieuse. Bachelard pensait que l’architecture ne pouvait se contenter de n’être qu’affaire de « géométrie utilitaire ». Nous pourrions appliquer ce raisonnement au film.

Tout est sens dans Ashkal. Un travelling latéral de nuit. Fatma conduit en écoutant la radio qui diffuse un commentaire des faits sur lesquels l’inspectrice travaille. La caméra est positionnée sur le siège passager. Le visage de la jeune femme, au premier plan, reste flou. Le point dans l’image est fait, à travers la fenêtre-écran de la portière (un surcadrage de plus), sur l’arrière-plan, sur la rue. Le plan, simple, frappe par son évidence : inscrire la fiction dans un univers qui possède une vérité que l’image n’exhibe pas mais qu’elle invite à penser et à saisir. Cela se mérite. Puis soudain, dans le plan, une mise au point intervient pour flouter l’arrière-plan et rendre net les traits du visage de Fatma. Le paradigme change. Rappel que nous sommes dans une fiction et, en même temps, insistance sur les expressions de la jeune femme qui traduisent l’importance de la réalité tunisienne dans la fiction que nous regardons.

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Car les immolations par le feu réapparaissent dans la société tunisienne. Pourquoi ? Un désespoir à l’œuvre ? Certes mais pourquoi le feu ? Souvent considéré, dans la pensée islamique, comme un élément purificateur, le feu revêt plusieurs hypothèses symboliques. Dans l’une d’entre elles, il est  associé à la lumière divine, c’est-à-dire à la présence de Dieu qui se manifeste pour éclairer et guider les humains. Le feu, dès lors qu’il sera visible dans le film, agira ainsi, comme un guide visuel et spirituel. Il est un repère pour le spectateur amené à émettre des hypothèses pour expliquer les immolations. Le feu est un sas, un passage vers des considérations métaphysiques.

Mais il faudra se souvenir de tout ce qui a été vu, perçu, ressenti, réfléchi pour établir une analyse pertinente de l’œuvre. Il faudra se souvenir des surcadrages qui démultiplient les espaces scéniques pour ouvrir aussi sur des théâtralités abstraites qui naissent en marge des réalités, il faudra se souvenir de la manière dont Fatma épouse des lignes que lui dicte l’architecture des lieux. Car cette dernière, dans Ashkal, diffuse différents savoirs, ravive des mémoires collectives ou individuelles, crée des dynamiques multiples pour retranscrire finalement des qualités humaines qui font la richesse de la pensée tunisienne.

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Crédit photographique : © Ashkal_The Party Film Sales_Supernova Films_ Poetik film_Blast Film

Suppléments :

Entretien avec le réalisateur Youssef Chebbi (8 min)
Commentaire audio de Youssef Chebbi (réalisation, scénario), François-Michel Allegrini (scénario), Hazem Berrabah (image), Valentin Féron (montage) et Farès Ladjimi (production)
Repérages aux Jardins de Carthage (5 min)
Les Profondeurs, court métrage de Youssef Chebbi (2021, 27 min)

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