Splitscreen-review Image de Atlantic City de Louis Malle © Malavida Gaumont

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Atlantic City

Publié par - 5 septembre 2023

Catégorie(s): Cinéma, Critiques

Autre film à faire partie de cette salve de sorties consacrées à Louis Malle, Atlantic City est une œuvre sans doute plus simple d’accès parce que plus conforme à une narration traditionnelle. Pour autant, Louis Malle ne s’exonère pas d’interrogations formalistes qui restent et demeurent la partie structurante de son film. Atlantic City joue avec les singularités représentatives du film criminel et avec l’interprétation des codes de ce genre en télescopant deux périodes distinctes de l’histoire du cinéma américain, les années 1940/1950 et les années 1970. L’abolition des différences temporelles ne concerne que l’unité de lieu et d’action. Louis Malle le sait, dans les années 1970, le cinéma de genre (mais pas que) n’a cessé de revisiter en profondeur à la fois la pensée américaine mais aussi ce qui était considéré comme les formes les plus abouties du classicisme cinématographique américain.

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Atlantic City © Malavida Gaumont

Pour l’auteur, il ne s’agit pas de comparer les époques pour porter un jugement de valeur sur celles-ci ou sur les films produits dans ces périodes respectives mais de mesurer, par superposition d’éléments constitutifs du genre criminel, l’écart qui sépare les considérations filmiques des années 1940/1950 de celles de années 1970. Louis Malle procède de différentes manières. Il choisit tout d’abord un lieu, un décor, un théâtre susceptible d’abriter encore, par l’architecture principalement, des éléments aptes à réunir les différentes temporalités concernées par son étude. Ce sera la ville d’Atlantic City qui donne son titre au film. La ville, dans les années 1970, vit dans le souvenir nostalgique de ses heures de gloire paradoxalement associées à la période dite de la Prohibition (1920/1933). Par la suite, Atlantic City s’est assoupie. Sa population la plus âgée, pas toute, ne généralisons pas, vivait dans le souvenir des lustres d’antan (voir la série produite par Martin Scorsese intitulée Boardwalk Empire pour la reconstitution de l’atmosphère d’Atlantic City dans les années 1920).

La ville que nous présente Louis Malle est à la veille d’un nouvel essor économique lié à la construction de casinos ; Atlantic City nourrit, dans le film comme dans la réalité des années 1980, le secret espoir de devenir l’équivalent de Las Vegas sur la côte Est des Etats-Unis. On détruit pour rebâtir. C’est ce que doit également mettre en application Lou (Burt Lancaster), individu qui vivait en marge des grands gangsters des années 1920/1930 et qui nourrissait, sans jamais y parvenir, l’espoir d’appartenir au cercle fermé du grand banditisme. Détruire pour construire.

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Atlantic City © Malavida Gaumont

Au-delà de la ville qui impulse un élan ou, à défaut, qui ravive un désir éteint, le film se plaît à juxtaposer les personnages pour composer des jeux de miroirs déformants. Deux couples, chacun lié à une époque précise, donnent à observer les mutations du cinéma américain et de la société américaine. D’un côté, associés aux typologies définies par le Film Noir, Lou et Grace (Kate Reid) et, de l’autre côté, fidèles jusqu’à la caricature aux personnages qui ont émergé dans le cinéma américain des années 1970, Chrissie (Hollis Mc Laren) et Dave (Robert Joy). Entre les deux couples, un élément convergeant sur lequel s’ouvre d’ailleurs le film, le personnage de Sally (Susan Sarandon) qui est à la fois la sœur de Chrissie, l’ex-compagne de Dave et la voisine de Grace et de Lou.

Susan, pour mieux souligner ce qui distingue les époques évoquées, est à la fois un objet d’admiration pour Lou et, de manière pragmatique, le centre de gravité du jeune couple composé de Chrissie et de Dave. Le film expose d’emblée les enjeux d’une mise en scène obnubilée par la forme filmique. Atlantic City s’ouvre en posant les bases du rapport que Louis Malle tente d’instaurer avec le spectateur. La scène d’ouverture du film agit comme une sorte de mode d’emploi, comme un manuel de l’utilisateur ou plutôt, ici, comme un manuel du spectateur de cinéma. En très gros plan, une main munie d’un couteau découpe en quartiers des citrons. Puis, suit un plan sur la mise en route d’un radiocassette d’où émane le Casta Diva, l’air le plus connu de La Norma de Vincenzo Bellini. Le plan suivant nous permet de découvrir le premier personnage du film, Sally, qui applique sur le haut de son corps le jus des citrons précédemment coupés. Le cadre reste fixe un moment puis la caméra, par un lent zoom arrière, révèle une combinaison de surcadrages (une fenêtre d’appartement, puis une seconde depuis l’appartement en vis-à-vis et enfin le cadre de l’image filmique) pour enfin permettre l’apparition sur la droite de l’image d’un homme qui observe la scène. Le zoom, ou le dézoom ici, n’a rien de réaliste. Le principe est par définition antinaturaliste dans la mesure ou le procédé optique choisi par Malle agit sur un registre différent de celui de la vision humaine. Nous ne pouvons zoomer avec notre vue. Le zoom est donc généralement associé à une vision de l’esprit, à une focalisation de celui-ci sur un objet ou une chose qui revêt une importance capitale pour celui qui convoque l’effet optique. Ici, la caméra effectue en toute fin de zoom un léger panoramique qui signifie au spectateur ce qui relie Sally à Lou, un regard dont la nature restera à déterminer ultérieurement. Le zoom arrière est associé ici au point de vue du metteur en scène. Le cinéaste nous donne à voir tout en insistant sur le dispositif. La forme donc.

Splitscreen-review Image de Atlantic City de Louis Malle © Malavida Gaumont
Atlantic City © Malavida Gaumont

Ce que Malle met en place dans cette séquence frappe par son évidence : Lou est voyeur d’une situation qu’il partage avec Louis Malle et bien sûr le spectateur complice et, surtout, voyeur ultime de la scène. Le film sera donc, n’oublions pas les surcadrages, placé sous l’égide du voir et du regard. Le zoom arrière invite à la réflexion. Il conditionne le spectateur et l’invite à questionner les images qu’il regarde afin d’instaurer un climat propice à l’examen de la mise en forme du film. Le recul proposé par le zoom arrière est à envisager comme une véritable injonction à réfléchir au contenu des images et non pas à se laisser emporter par celles-ci.

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Atlantic City © Malavida Gaumont

Avec Atlantic City, Louis Malle soulève la question du voir et de son mystère par une approche historique du regard. Tout jugement sur ce qui sépare les époques concernées par son étude est évacué dès lors que le cinéaste s’ingénie à interroger le cinéma sur sa nature profonde en n’occultant pas les évolutions ou les réévaluations historiques des procédés linguistiques de l’art cinématographique. Pour cela Louis Malle, avec Atlantic City, parvient à créer une forme hybride qui se structure autour de schémas narratifs et formels différents afin de mesurer les interactions, les filiations mais aussi les différences occasionnées par (presque) un siècle d’évolutions cinématographiques.

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Atlantic City © Malavida Gaumont

Crédit photographique : © Malavida Gaumont

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