Accueil > Bande dessinée > Bleu à la lumière du jour
Il est des œuvres que l’on peut qualifier d’hermétiques. Des créations dont l’expérience directe seule laisse souvent plus de questions que de réponses à ses spectateurs. Les bandes dessinées de Borja Gonzalez semblent entrer dans cette catégorie. Que ce soit avec Nuit couleur larme ou The Black Hole, nombre de lecteurs témoignent d’une difficulté à s'emparer de ses récits, à saisir ce que veut raconter l’auteur. Il serait facile d’y voir une faiblesse narrative, mais à la lecture de Bleu à la lumière du jour, sa dernière œuvre en date, des éléments communs apparaissent et un style Gonzalez semble se révéler.
Ce roman graphique démarre on ne sait où, en un temps indéterminé. Une troupe de cavaliers part dans la nuit. Au même moment une jeune femme, Matilde, sors d’un château pour s’enfoncer dans la sombre forêt, où elle parlera à un oiseau pour lui demander où en est la sortie. Un début de conte de fée qui désenchante néanmoins très vite. La plongée dans un lac indiqué par l’oiseau étant suivi d’un retour de la protagoniste sur ses pas dans un état catatonique. La tentative de fuite de la jeune femme va alors prendre sens petit à petit.
Accueillie par une fenêtre aux airs de barreaux et un bout de verre dans le pied, Matilde sera très vite ramenée dans sa chambre pour y être giflée et crûment critiquée. Le retour présente le cadre hostile et intemporel dans lequel évolua et évoluera Matilde. Pas de date ou de nom pour ce château dont les hommes sont partis, seulement une horloge et la connaissance qu’un étrange rituel, au cours duquel Matilde doit être sacrifiée, aura bientôt lieu. Les rouages d’un destin funeste sont en place.
La mère de Matilde lui rappelle son importance en lui tournant autour avec ses chiens. Cela au cœur d’un château dont la mise en page écrase les perspectives. Une bidimensionnalité et une absence de mouvement imprègnent le domaine pour mieux enfermer ses occupants, comme une caméra posée devant une scène de théâtre. La vie au château prend des airs de tragédie où chacun est contraint de jouer un rôle, de s’en tenir à son texte. La structure théâtrale accentue la fatalité du récit de Matilde. Sa captivité se présente ainsi sous de multiples formes qui semblent rendre l’évasion impossible.
La tragédie finit néanmoins par prendre une dimension grotesque. Le langage des habitantes du domaine participe de cette atmosphère théâtrale par son lyrisme shakespearien, mais une vulgarité moderne prend parfois le pas pour mettre en évidence l’artificialité de cet univers en huis clos. La violence verbale révèle les vrais sentiments que chacune des habitantes éprouve, brisant le rôle aristocratique qui les habille pour révéler les rancœurs et la cruauté de chacune d’entre elles. La seule personne qui semble se détacher de ces carcans et offrir un espoir à la mutique victime semble être sa sœur, Teresa. Un faux espoir néanmoins.
Celle-ci se présente comme une rebelle dont les écrits scandalisent ses proches. Plutôt que la grandeur familial, celle-ci préfère parler de vampires, de cryptes et de démence. Ces références font voir au lecteur d’un autre œil les fenêtres en arc-boutant du château et les amples tissus que porte parfois Matilde, tel un fantôme. Une dimension gothique se dessine entre les mailles de la pièce de théâtre. Les interactions entre Teresa et sa sœur comateuse laissent planer un érotisme malsain qui rappelle la Carmilla de Sheridan Le Fanu. Une dame vampire dont l’affection est en réalité un piège mortel. Teresa semble un autre geôlier pour Matilde et réduit d’autant plus les chances d’évasion.
Le mouvement gothique s'inscrit dans une remise en question de la société de son temps, dépeinte comme une impasse aux traditions aussi artificielles que sclérosées. Une intention qui décrit bien l’état du château où tout tourne autour de ce rituel dont on ignore l’origine et à l’utilité incertaine. La mélancolie et les relations houleuses, voire interdites, dans ce lieu qui tombe en décrépitude rapprochent plus ce récit de La chute de la maison Usher d’Edgar Allan Poe que de la Belle au bois dormant.
Borja Gonzalez mélange donc des éléments du conte, un genre qu’il a illustré au début de sa carrière, avec le roman gothique. Est ainsi dépeinte l’oppression d’une jeune femme piégée par une société nécrotique dans un univers hors du réel. Par le symbolisme et l’intemporalité du conte, ainsi que le style graphique de l’auteur où les personnages n'ont pas de visages, et donc d’individualité marqué, l’histoire de Matilde touche à l’universel plutôt qu’à un questionnement de société ancré dans une époque.
Ses récits précédents, dont les protagonistes se nomment aussi Teresa et Matilde, présentent d’autres mélanges. The Black Hole associent le voyage dans le temps au récit d'adolescence pour parler des questionnements d’adolescents sur leur avenir. Tandis que Nuit couleur larme met des jeunes adultes face à une démone qui leur offre un vœu, sans savoir lequel demander. Le fantastique est prétexte à des interrogations réalistes sur un avenir anticipé devenu un présent sans mystère. Le style de Borja Gonzalez se définit ainsi par l’usage de multiples influences pour dépeindre des sentiments abstraits, fuyants, dont le style graphique transforme les personnages pour passer d’un individu à un archétype. Des influences aux codes précis dont la compréhension permet de déchiffrer des histoires proprement hermétiques.
Crédit image : Copyright Dargaud