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Les ailes du désir

Publié par - 30 octobre 2023

Catégorie(s): Cinéma, Sorties DVD/BR/Livres

L’expérience est étonnante. Revoir pour la première fois depuis sa sortie en 1987 Les ailes du désir de Wim Wenders dans une remarquable édition vidéo proposée par Carlotta Films nous a gratifié d’un voyage aux confins de différentes mémoires : celle du cinéphile (quelles images présentes ou absentes dans la mémoire individuelle appartiennent à l’objectivité du contenu filmique ?), celle du cinéma (mesurer ce qu’était le cinéma d’auteur des années 1980) mais aussi celle de l’Allemagne (cohabitent à travers plusieurs sources d’images le passé et la réalité de la ville de Berlin en 1987, donc d’une Allemagne aujourd’hui disparue). Ainsi, par une évolution du regard cinéphilique enrichi au gré de visionnages divers, Les ailes du désir devient un document. Temporalité, matérialité du traitement visuel, dispositif de mise en scène ou dialogues appartiennent à un autre temps cinématographique et pourtant le film conserve son pouvoir hypnotique. En un mot, l’envoutement perdure.

Se pencher sur le film aujourd’hui, lui qui fit l’objet d’innombrables études, est un pari osé. À vouloir trouver un nouvel angle d’attaque critique, le risque est grand de se perdre dans une surinterprétation poussive et fausse. Alors contentons-nous de revisiter le film pour ce qu’il a été, pour ce qu’il devait être aux yeux de son auteur et surtout ce qu’il reste aujourd’hui. D’abord dire un mot de la copie. Restaurée numériquement en 4K sous la supervision de Wim Wenders, le film présenté en vidéo par Carlotta Films est visuellement splendide. Le travail de fourmi mené par le cinéaste pour restaurer la copie du film (voir en complément l’excellent entretien de 27 minutes que Wenders accorde à ce propos) et rendre justice au superbe travail sur la photographie d’Henri Alekan porte pleinement ses fruits.

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Les spectateurs contemporains qui découvriraient l’œuvre pourraient aborder Les ailes du désir par son esthétisme justement. Ici, esthétique et mise en scène ne font qu’un pour tendre vers une intention commune : questionner le regard à travers ses mystères et sa condition. L’ouverture du film pose les bases de l’édifice. À la fin du générique, en noir et blanc, le spectateur découvre un plan sur un ciel nuageux, une contre-plongée qui contraint le regard du spectateur à un point de vue particulier sur le ciel. Au centre du cadre, une ouverture, une brèche dans la masse sombre et compacte des nuages laisse entrevoir un espace plus lumineux. Le plan répond au titre original (Der Himmel über Berlin) qui pourrait être traduit maladroitement par « le ciel au-dessus de Berlin ». Le spectateur sait où il se trouve. Une condition géographique est posée. Fondu enchaîné sur un œil, en très gros plan, toujours en noir et blanc. D’abord fermé, l’œil s’ouvre. L’œil n’est pas rattaché à un corps, il ne se définit que par ce très gros plan. La décontextualisation de cet élément corporel souligne l’importance de l’image : l’œil n’est pas l’œil d’un personnage, enfin il n’est pas associé à un personnage (nous n’avons encore pas vu un seul protagoniste à cet instant du film), il est un matériau qui sert une intention de mise en scène parce qu’il se détermine uniquement par sa fonctionnalité première associée au voir et/ou au regard. Le spectateur peut aussi (en raison du fondu enchainé qui fait le lien entre l’ouverture sur le ciel et l’œil qui s’ouvre) considérer l’œil comme le pendant de la brèche présente dans les nuages. Les deux plans constituent donc deux ouvertures sur deux espaces : l’espace de la métaphysique (le ciel) et puis un espace associé au terrestre, celui du regard, de la vision et du cérébral (dimension symbolique convoquée par le très gros plan). L’ensemble formule une invitation à penser les images. Le fondu enchainé le confirme puisque ce dernier introduit un parallélisme entre l’œil et le ciel. Il faudra aller voir au-delà des choses, passer outre.

Arrive ensuite, toujours en noir et blanc, une vue aérienne de la ville de Berlin (on trouvera en complément sur une durée de 11 minutes un module qui regroupe les vues de la ville tournées depuis un hélicoptère). Wenders a bien retenu les leçons des cinéastes soviétiques en général et d’Eisenstein en particulier. Il faut associer les images au point de montage choisi (fondu enchainé) pour les faire cohabiter, dialoguer ou se répondre pour dégager un sens de ce qu’elles véhiculent. Une trouée lumineuse dans le ciel, un œil qui s’ouvre et des vues aériennes de Berlin. Un œil, depuis le ciel, observe la ville. Fondu enchainé, encore : un ange, depuis le clocher d’une église, regarde la ville. La métaphysique énoncée.

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Plus de fondu mais une coupe franche. La connexion est plus directe, comme pour établir un lien plus cognitif avec le monde. Regard subjectif, plongée. Nous voyons ce que l’ange voit. En contrebas, un passage piéton. La foule traverse la rue. Une enfant s’arrête. Son regard est attiré par l’ange. Elle est seule à le voir. Contrechamp. Le spectateur épouse maintenant le point de vue de l’enfant. Nous voyons le clocher, celui de l’Église du Souvenir, et puis l’ange. Le clocher, nous le savons, est partiellement détruit. Le cinéaste, subtilement, introduit la question du passé et des vestiges d’une ville détruite en grande partie lors des bombardements effectués à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Le passé en question est celui d’une ville mais aussi celui d’un pays. Celui d’une conscience aussi ? C’est à voir. Façon au moins, dans un premier temps, de souligner combien le passé et le présent de la ville se superposent. Berlin se souvient donc. Et ses habitants ? Et l’Allemagne ? C’est à voir, également.

Un autre plan sur d’autres enfants, à bord d’un bus cette fois. Eux aussi voient l’ange. Un autre champ/contrechamp. Puis une rupture narrative. Un nouveau fondu laisse paraître un battement d’aile en gros plan. L’ange décolle. Il se rapproche d’un individu qui marche et qui porte sur son dos un nourrisson. Un plan sur un oiseau. Puis d’autres humains. S’ensuivent des plans qui insèrent dans le récit une polyphonie élaborée à partir de voix intérieures qui se complètent. C’est ainsi l’âme d’une ville, à travers l’âme de ses habitants, qui s’exprime au nom d’une nation fragmentée encore.

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Une âme tourmentée, une âme hantée par le passé. Il ressort des images de Wenders une sorte de mélancolie née dans la conscience de ne pouvoir se soustraire à l’obligation de composer avec le passé. L’omniprésence du souvenir se manifeste par le surgissement d’images d’archives au sein de la fiction. La compilation d’instants prélevés dans des zones filmiques à l’identité distincte (documentaire, fiction et archives) révèle les incidences du passé sur le présent. Les ailes du désir se nourrit d’une dichotomie qui, au final, donne à la ville une identité. Pour réconcilier le passé et le présent, Wenders suggère qu’une solution pourrait émerger d’une collision entre différents champs représentatifs placés sous l’égide de la fiction.

La représentation (le film donc) soulève des hypothèses qui, toutes, germent dans la métaphysique du monde des anges. Le ciel n’a pas de frontière et les anges non plus. Nul hasard à ce que la transition qui fait de Damiel un mortel se déroule dans le no man’s land qui sépare Berlin Est de Berlin Ouest. Cassiel porte son compère et traverse symboliquement le Mur. Damiel devient humain. L’intemporel prend corps et le passé existe par, pour et dans le présent. Place à une vie, à une nouvelle éternité.

Tout au long du film, les anges observent le monde, l’écoutent en occultant toute limite territoriale. Les anges sont la mise en scène. Ils unifient, ils réunissent, ils contemplent et ils montrent. La mise en scène, donc le regard des anges sur le monde, autorise une improbable contraction spatiale et temporelle qui transforme le film et l’histoire de la ville en conte. Les ailes du désir en endosse les qualités et en accepte les limites pour s’inscrire dans une forme d’atemporalité. Damiel a donc bien fait d’abandonner l’immatérialité qui était la sienne, il n’a rien perdu au change, bien au contraire, puisque la matérialité filmique qu’il fait sienne lui permet d’atteindre une nouvelle forme d’immortalité.

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L’édition, riche en suppléments, nous en avons déjà évoqué deux, ravira les cinéphiles exigeants. D’abord, dans le coffret Ultra-Collector figure un livre qui comprend un texte de Wim Wenders rédigé en 2017 pour la restauration du film ainsi que le scénario en français illustré du film.

Les suppléments vidéo, eux, ne manquent pas. Outre les deux modules cités plus haut, nous trouvons également un module de 10 minutes enregistré pour l’émission Cinéma, Cinémas diffusée en janvier 1987 sur Antenne 2 ainsi que deux modules (dont un commenté par l’auteur) de scènes coupées. Autre emprunt aux diffusions télévisuelles, et non des moindres, un retour filmé de Wim Wenders sur les lieux de tournage de son film en 2018 dans le cadre de l’émission d’Arte Invitation au voyage. À l’épreuve du regard contemporain de l’auteur, une ville aux contours urbains forts éloignés de Berlin telle que le cinéaste a pu la représenter en 1987. Édition passionnante donc pour un film qui est autant un document qu’une œuvre incontournable du cinéma d’auteur des années 1980.

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Crédit photographique : Copyright Wim Wenders Stiftung 2017

SUPPLÉMENTS :

Le livre intitulé : Le ciel de Berlin

. ENTRETIEN AVEC WIM WENDERS (27 mn – HD)
. SCÈNES COUPÉES AVEC ACCOMPAGNEMENT MUSICAL (7 mn)
. SCÈNES COUPÉES AVEC COMMENTAIRE AUDIO DE WIM WENDERS [ENREGISTRÉ EN 2003] (32 mn)
. VOL EN HÉLICOPTÈRE AU-DESSUS DE BERLIN (11 mn – HD)
. CINÉMA, CINÉMAS : WIM WENDERS BERLIN JANVIER 1987 (10 mn)
Réalisation : Michel Pamart - © 1987 INA
. INVITATION AU VOYAGE : BERLIN, CAPITALE DU DÉSIR DE WIM WENDERS (15 mn – HD)
. BANDE-ANNONCE DE LA RESTAURATION (HD)

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