Splitscreen-review Image de Les filles d'Olfa de Kaouther Ben Hania

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Les filles d’Olfa

Publié par - 10 novembre 2023

Catégorie(s): Cinéma, Sorties DVD/BR/Livres

Depuis la découverte au Festival de Cannes 2014 du Challat de Tunis, le cinéma de Kaouther Ben Hania nous interpelle. Ce que confirmera la suite de la filmographie de la cinéaste puisque nous avons été enthousiasmés par les éditions vidéo de Zaineb n’aime pas la neige ou encore de La belle et la meute (deux films édités chez Jour2Fête). Nous n’avons pu, à regret, traiter lors du dernier Festival de Cannes 2023 puis lors de sa sortie en salles en début d’été dernier le nouveau film de la cinéaste intitulé Les filles d’Olfa. Mais, une nouvelle fois, l’édition vidéo du film, encore chez Jour2Fête, nous offre une séance de rattrapage bienvenue. Après visionnage, nulle surprise. Les filles d’Olfa confirme ce que nous savions déjà : Kaouther Ben Hania est une grande cinéaste. Comme toujours, et peu importe dans quel champ d’expression la réalisatrice situe son récit, le film naviguera toujours entre documentaire et fiction empruntant à l’un et à l’autre quelques caractéristiques précises.

Splitscreen-review Image de Les filles d'Olfa de Kaouther Ben Hania

Dans Les filles d’Olfa, la mixité des champs représentatifs se vérifie dès l’énoncé du sujet. Olfa, une Tunisienne, élève seule ses quatre filles. Un jour, les deux aînées, en pleine adolescence, disparaissent pour rejoindre les rangs de Daech. Olfa est impuissante et craint pour ses deux cadettes. Olfa est soudainement propulsée sous les feux de l’actualité et passe d’un plateau de TV à un autre pour alerter sur sa situation et, surtout, pour trouver de l’aide afin de retrouver ses deux filles aînées. La cinéaste voit ces images, ces interviews et le cas d’Olfa l’intrigue. Kaouther Ben Hania rencontre alors Olfa et les deux filles cadettes. La réalisatrice prend conscience qu’Olfa est prisonnière d’un rôle que chacun se plait à lui voir jouer. Mais derrière cette satisfaction médiatique qui ne durera pas (les médias sont plus que jamais, depuis l’apparition de l’immédiateté imposée par les réseaux sociaux, assujettis à la nouveauté), Kaouther Ben Hania acquiert la conviction qu’il faut faire acte de cinéma pour se souvenir qu’au-delà de l’attitude d’Olfa, deux de ses filles sont retenues prisonnières en Libye. Et ce n’est pas n’importe quel enjeu. Il est question ici de sauver désormais trois vies puisqu’une des filles d’Olfa, Ghofrane, a donné naissance à une petite fille. Et ne serait-ce que pour cela, rien que pour cette certitude, pour cette confiance dans le cinéma, dans la morale qui en émane, le cinéma de Kaouther Ben Hania est précieux.

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La séduction immédiate des films de Kaouther Ben Hania vient sans doute de sa connaissance des limites du documentaire ou de la fiction et des modalités à mettre en œuvre pour exploiter pleinement les qualités de chaque forme d’expression. Que la réalisatrice traque le réel ou qu’elle l’incorpore dans la fiction, ce n’est pas la captation d’un fragment de la réalité qui l’intéresse mais bien, ambition intentionnelle remarquable, la possibilité de faire surgir le vrai d’images prélevées dans une sorte de cohabitation improbable entre le documentaire et la fiction.

Kaouther Ben Hania ne triche pas. Les images qu’elle produit sont toutes fidèles à un dispositif précis qui se redéfinit d’une œuvre à une autre et qui constitue l’essentiel du geste de mise en scène. La cinéaste crée des conditions qui, dans un accord tacite entre les comédiens, les personnalités de la vie civile et les techniciens qui participent au projet, caressent l’espoir de permettre l’éclosion de l’indéfinissable ou de l’indicible. Que ce soit par des mots, des gestes, des attitudes ou des expressions saisies sur le visage des personnes filmées, quelque chose d’imprévu doit émerger afin de, si possible, promettre une réparation.

Ce que la cinéaste recherche dans Les filles d’Olfa, c’est la création de circonstances qui favorisent l’éclosion d’une vérité latente. Le paradoxe est étonnant : au contraire d’une logique reconnaissable chez des cinéastes comme Depardon par exemple, la vérité n’émerge pas dès lors que les protagonistes oublient qu’ils sont filmés, dès lors qu’ils oublient de jouer le « rôle » qu’ils s’étaient mis en tête d’endosser mais, à l’inverse, dès lors qu’ils s’accoutument au dispositif et qu’ils en comprennent les limites de fonctionnement. Le processus de réalisation est sans doute plus long mais c’est à ce prix que Kaouther Ben Hania parvient à instaurer le climat qu’elle estime adéquat pour que le vrai jaillisse.

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Petit à petit, les barrières tombent, les lignes de défense s’effondrent les unes après les autres : postures, tics de langage, gêne, sourires de convenance, etc. Avec Les filles d’Olfa, jamais, sans doute, le cinéma de Kaouther Ben Hania n’était allé aussi loin dans l’exploitation de la présence de l’artifice. Mieux, cela ne déstabilise en aucun cas le spectateur qui, très tôt, lui aussi, aura passé un pacte tacite avec la cinéaste. La technique est là et cette présence participe du contenu filmique (voix de la cinéaste, séances de maquillage, discussion avec les comédiens, visibilité des outils, redéfinition de l’espace investi pour le film, regards caméra, etc.).

Ainsi, la cinéaste fait le pari osé de faire cohabiter dans l’image le réel et la reconstitution d’une réalité passée. Pour comprendre, pour revenir en arrière et pour aider Olfa et ses deux filles cadettes, Eya et Tayssir, à effectuer le voyage introspectif nécessaire pour apaiser leurs craintes, leurs doutes, leurs peines, Kaouther Ben Hania a eu la lumineuse idée de faire appel à trois comédiennes professionnelles. Hend Sabri interprète Olfa dans certaines situations et Nour Karoui et Ichraq Matar interprètent respectivement Rahma et Ghofrane, les deux filles aînées d’Olfa. Il faut voir, dans cette interdépendance filmique entre le réel et la fiction, la création d’un espace singulier, celui d’un film qui sert de révélateur aux maux qui sont à l’origine du drame vécu par cette famille après la fuite de Rahma et de Ghofrane.

Si Les filles d’Olfa est en soi le résultat d’une représentation des affects qui assaillent, même intérieurement, Olfa, Eya et Tayssir, nul doute que les conséquences de cette mise en scène agissent aussi sur la psyché de chacun. Les passions se manifestent, parfois spontanément, mais toutes ont des effets. Ce que le film œuvre à produire dans la reconstitution des événements, c’est un espace de communication.

Un processus s’enclenche sans que personne n’y prenne garde hormis Kaouther Ben Hania. Plus fort, l’échange ou le débat qui s’instaure englobent même le spectateur. Et cela de manière durable puisque le film, que ce soit par l’intermédiaire d’images isolées, de scènes ou de séquences, hante les esprits bien au-delà de sa durée de visionnage. Cela s’appelle le talent.

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Parmi les suppléments, notons l'excellent entretien accordé par Kaouther Ben Hania qui confirme combien cette dernière attache d'importance au respect des intentions qu'elle se fixe. Passionnant.

Crédit photographique : Copyright TANIT FILMS

Suppléments :
Entretien avec Kaouther Ben Hania (30 min)
Scènes préparatoires (9 min)

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