Coffret Béla Tarr
Publié par Stéphane Charrière - 15 novembre 2023
Catégorie(s): Cinéma, Sorties DVD/BR/Livres
Après la remarquable édition Blu-ray de Sátántangó sortie en 2020, Carlotta Films édite 4 films du réalisateur hongrois. Répartis sur 3 disques et présentés sous la forme d’un coffret, les 4 films choisis par l’éditeur (Le nid familial, L’outsider, Damnation et Les Harmonies Werckmeister) ont le mérite de rendre compte de l'évolution filmique de leur auteur. Il serait sans doute déplacé de parler de mutation. Plus sûrement, il s’agit d’un déplacement des problématiques car, finalement, le changement opéré entre L’outsider et Damnation, pour ne parler que des films présents dans le coffret (trois autres films ont été réalisés entre ces deux œuvres), traduit des idées identiques.
Ainsi, le coffret proposé par Carlotta Films établit qu’une correspondance thématique est repérable dans une filmographie que l’on a souvent et un peu trop rapidement scindée en deux. Dans son ensemble, l’œuvre se teinte d’un questionnement sur la manière dont l’humain s’approche des limites de sa condition. Peu importe donc ce qui contribue à circonscrire le champ d’action des protagonistes. Que ce soient le socialisme et ses contraintes communautaires (Le nid familial, L’outsider) ou le vide matériel et territorial que le socialisme a créé (Damnation, Les Harmonies Werckmeister), l’individu est toujours réduit au rôle d’objet dénué d’intérêt dès lors qu’il ne sert plus la mécanique étatique ou sociétale.
La différence notable et notoire entre ces nuances intervient dans l’œuvre de Béla Tarr avec un film charnière, Damnation. Dans les premiers films, le fardeau qui pèse sur l’humain se matérialise essentiellement par l’intermédiaire de plans serrés qui, utilisés jusqu’à l’étouffement, disent toutes les formes de claustration qui travaillent ouvertement à nier toute possibilité de construction identitaire. Puis, avec Damnation, de nouvelles figures stylistiques apparaissent : si le plan séquence est toujours au centre du processus filmique préférentiel du cinéaste, il y ajoute désormais de lents travellings qui contredisent ce que leur usage pourrait communément laisser supposer.
Le travelling est par essence un mouvement physique (le corps à l’épreuve de l’espace) ou la représentation d’une dynamique de la pensée (représentation spatiale des domaines psychiques). Chez Béla Tarr, le travelling se détourne de ces idées premières. Il se transforme en figure de l’inutile ou plutôt de l’incapacité. Les travellings rectilignes qui sont repérables dans Damnation ou dans Les Harmonies Werckmeister participent à la mise en évidence d’un enfermement inhérent aux individus. Ces mouvements d’appareil, ici, traduisent l’impossibilité physique et psychique de se soustraire à une condition retranscrite par l’uniformité des décors.
Le déplacement des personnages dans l’espace est à associer à un syndrome de la vanité. Les mouvements stériles des individus les conduisent toujours à la prise de conscience de l’illusoire schéma existentiel dans lequel ils sont enfermés depuis toujours. Changer d’état est irrecevable puisqu’ils sont tous, à leur manière, un élément du décor. Ils font partie d’un tout qui définit un équilibre spatial que les différents recadrages dans les plans séquence soulignent. Car si les lieux existent sans eux, ils se nourrissent de la présence de l’individu pour mieux renvoyer à cette humanité combien son ressenti sur les choses et le monde est insignifiant et inconséquent.
Le geste et l’action à laquelle les personnages se résument insistent sur la seule qualité qu’il reste aux individus : tenter de survivre, tenter de préserver intact l’espace d’humanité que le décor leur concède. D’où l’importance et l’insistance d’une temporalité qui s’approche le plus possible de notre perception de la durée dans la réalité. Béla Tarr filme les actes non pas en les essentialisant ou en les hiérarchisant en fonction d’une importance qui servirait le récit mais plutôt avec une forme de déterminisme défini par les conditions nécessaire à l’exécution d’un geste, d’un déplacement, d’une discussion, d’une attente.
Certains pourront voir dans ces longs plans-séquence la retranscription d’un espoir. Celui qui consisterait à traduire la volonté des personnages de guetter la moindre ouverture qui leur permettrait de s’affranchir de leur horizon plastique et social, ce qui constituerait en soi une péripétie destinée à étoffer le récit. Nous y voyons plutôt la volonté de nier toute forme de romanesque par la constitution d’un schéma filmique qui répondrait à l’envie de traduire le plus fidèlement possible la perception de la vie des choses et des êtres afin que cette considération devienne le seul matériau filmique qui importe.
Que ce soit dans Le nid familial et L’outsider ou bien dans Damnation et Les harmonies Werckmeister, le monde peint par Béla Tarr est un univers bâti sur le constat que les engagements politiques et les espoirs qui en ont découlé n’ont abouti à rien. Pire, de ces promesses est née un monde qui s’organise autour d’une déshumanisation généralisée qui se traduit et s’éprouve à travers le temps et l’espace (voir pour cela, dans Les harmonies Werckmeister, l’extraordinaire scène de foule qui marche dans la rue vers l’inéluctable issue au film). Il ne faudrait cependant surtout pas imaginer un seul instant que Béla Tarr est une sorte de Cassandre irascible. Il est sans doute plus judicieux de considérer Béla Tarr comme un observateur qui œuvre à faire du cinéaste qu’il est le lucide explorateur de l’état du monde.
Deux compléments présents sur le disque consacré à Damnation renseignent sur une démarche filmique hors du commun. D’abord un entretien avec Béla Tarr dans lequel l’auteur revient sur sa conception de la mise en scène. Puis, autre module présent sur le disque, un entretien accordé par Mihály Víg, musicien de quelques films de Béla Tarr mais aussi comédien dans Sátántangó, qui revient sur les méthodes de travail qu’il a mises en place en concertation avec le cinéaste afin de produire une collaboration fructueuse.
Crédits photographique :
LE NID FAMILIAL © 1977 NATIONAL FILM INSTITUTE HUNGARY – FILM ARCHIVE. TOUS DROITS RÉSERVÉS.
L’OUTSIDER © 1980 NATIONAL FILM INSTITUTE HUNGARY – FILM ARCHIVE. TOUS DROITS RÉSERVÉS.
DAMNATION © 1987 NATIONAL FILM INSTITUTE HUNGARY – FILM ARCHIVE. TOUS DROITS RÉSERVÉS.
LES HARMONIES WERCKMEISTER © 2000 GOËSS FILM AIRTIME INTERNATIONAL MEDIA KFT. – VON VIENTINGHOFF FILMPRODUKTION GMBH – 13PRODS.. Tous droits réservés.
LES SUPPLÉMENTS (EN HD) :
. ENTRETIEN AVEC BÉLA TARR (10 mn)
. ENTRETIEN AVEC MIHÁLY VÍG (14 mn)
. BANDE-ANNONCE DU CYCLE "BÉLA TARR, LE MAÎTRE DU TEMPS EN 3 FILMS"
LE LIVRET INÉDIT (80 PAGES)