L'invasion des profanateurs de sépultures
Publié par Stéphane Charrière - 20 novembre 2023
Catégorie(s): Cinéma, Sorties DVD/BR/Livres
Retardée au point de devenir possiblement chimérique, l’édition vidéo proposée par Potemkine Films de L’invasion des profanateurs de sépultures, réalisé par Don Siegel en 1956, devrait rassasier les plus exigeants. À l’excellente qualité de la copie s’ajoutent nombre de compléments qui permettront aux cinéphiles de prolonger les plaisirs du visionnage (mentions au module analytique concocté par Jean-Baptiste Thoret et au portrait du producteur Walter Wanger).
L’invasion des profanateurs de sépultures, film au budget dérisoire de 400 000 dollars, est un jalon important d’un genre cinématographique spécifique, le film de science-fiction. Si le genre, sans être nommé ainsi à l’époque, trouve ses origines chez Méliès avec Le voyage dans la Lune (1902), il s’épanouit réellement dans les années 1950. Si, par ce raccourci, nous occultons, sans vouloir offenser quiconque, nombre de productions importantes envisagées dans les années 1920/1930 (Aelita, Le monde perdu, Métropolis, La femme sur la Lune, etc.) ou les films fantastiques de la Universal dans la décennie suivante, c’est parce que nous considérons que le film de science-fiction se développera réellement au lendemain de la prise de conscience d’une possible apocalypse atomique à laquelle les bombes larguées sur Hiroshima et Nagasaki ont fourni l’argumentaire essentiel. Ainsi, dans les années 1950, le film de science-fiction cristallise les peurs et leur accorde même un espace d’expression caractérisé par l’exploitation de nombreuses phobies.
Les années 1950, aux USA, sont traversées par des courants de pensée divers qui trahissent un mal-être que la Seconde Guerre mondiale n’a fait qu’amplifier : climats politique et social redéfinis par la guerre froide, malaise sociétal lié à la fin du rêve américain, déceptions politiques et/ou morales, etc. Ainsi, plusieurs phénomènes filmiques vont explorer les possibilités offertes par la rhétorique nucléaire afin de construire des propos moralistes qui vont répertorier différentes formes de responsabilités individuelles ou collectives qui éclaireraient sur un contexte social délétère. Autrement dit, le genre devient le champ d’un débat sur l’identité culturelle américaine en entretenant le sentiment de culpabilité qui hante l’Américain moyen.
Les apparitions d’êtres venus d’ailleurs, moralisantes à souhait (Le jour où la Terre s’arrêta, 1951), s’inscrivent dans cette logique. Un discours doctrinaire, reflet de questionnements ambiants, constitue même l’essentiel de l’argumentaire que développe le genre. La présence des extra-terrestres à l’écran s’invite alors régulièrement dans le cinéma de science-fiction au point de devenir la structuration du genre. Autour de cette figure multiple et anonyme de l’être venu d’ailleurs se dessine un portrait généraliste de la société et des peurs qui la hantent (communisme, émancipation des minorités, lutte pour les droits civiques, etc.). Dans L’invasion des profanateurs de sépultures, il est un phénomène, déjà observé dans de précédentes œuvres (La Guerre des mondes, 1953) qui ordonnance toute la logique narrative de l’œuvre : l’échec des civilisations occidentales. Dans les films qui ont utilisé cette variable comme origine des thématiques développées, deux principes interagissent : la fin du sens civique et l’absence de tout élan communautaire (fin des empathies, individualisme).
L’invasion des profanateurs de sépultures part de ce postulat. Une petite ville américaine, Santa Mira, est en proie à une colonisation extra-terrestre. Les humains sont remplacés par des sosies développés dans des cosses géantes. Les substitutions se vérifient, justement, par l’absence de sentiment chez les imitations. Contrairement à d’autres productions aux budgets conséquents, les maigres crédits alloués au film, nous l’avons évoqué, ont contraint Don Siegel à redoubler d’ingéniosité pour, finalement, en faire l’objet captivant que L’invasion des profanateurs de sépultures est encore aujourd’hui.
Au premier rang des trouvailles de Siegel, la pratique de l’esquive. Les moyens manquent pour financer d’onéreux effets spéciaux ? Qu’à cela ne tienne, le cinéaste s’organise pour contourner l’obstacle et, ainsi, le transformer en atout. C’est que Don Siegel possède les qualités adéquates. Il a conservé ses vieilles habitudes de monteur et les utilise ici de manière inventive. Car les grandes qualités du film, encore aujourd’hui, résident dans sa capacité à jouer avec le non-dit et le non montré.
Plusieurs questions resteront sans réponse au premier rang desquelles le devenir des humains une fois remplacés par leur réplique. Quelques dialogues évoquent la question mais la rapidité avec laquelle les échanges s’orientent vers d’autres sujets rend encore plus énigmatique cet état de fait. Mais cette apparente carence scénaristique colle aux intentions filmiques qui s’en remettent au montage pour constituer l’essentiel du récit.
Siegel a retenu les leçons des cinéastes soviétiques : un film peut se nourrir de ses manques et le sens de l’œuvre peut être contenu dans la manière dont sont assemblés les plans plutôt que dans la construction des images. Dans L’invasion des profanateurs de sépultures, l’essentiel de la réalisation ne réside pas dans le matériau fourni par l’image mais dans la manière de relier les images entre elles. L’assemblage du film détermine la mise en scène (longueur des plans, rythme, cadrages, éclairages, etc.). Le montage a ici pour finalité de manipuler et exploiter les projections des spectateurs (lecture des images conditionnée par le vécu de chacun). L’invasion des profanateurs de sépultures se structure donc autour d’une organisation et d’un agencement « scientifique » des plans. Le montage du film, tel que Siegel le considère ici, devient un langage à part entière. Le langage que le film adopte évite d’arpenter les territoires du métaphorique pour s’ingénier à répondre aux contraintes budgétaires en devenant un langage indirect. Il appartient donc aux spectateurs de l’époque comme à ceux d’aujourd’hui d’imaginer le contenu et la portée des images manquantes (ce qui se déroule en dehors de ce qui nous est montré). L’invasion des profanateurs de sépultures prend donc tout son sens dans la colure et dans la jointure qui, tour à tour, sont collision ou assemblage, soustraction ou addition.
L’invasion des profanateurs de sépultures surprendra les spectateurs capables d’attribuer à Siegel quelques paternités filmiques (Dirty Harry, Les proies, L’évadé d’Alcatraz). Car finalement, dans la paranoïa que le film déploie au fil des séquences à travers le soupçon qui contamine les personnages centraux et le spectateur, L’invasion des profanateurs de sépultures est un objet qui a vocation à déranger. Preuve en est les différentes lectures de la substitution extra-terrestre tantôt considérée comme une mise en garde contre le péril communiste ou, à l’inverse, comme le reflet de la menace intérieure contenue dans le discours du maccarthysme. À n’en pas douter, l’intention de Siegel était de contraindre le spectateur à changer d’état, de choisir un camp quel qu’il soit. Dans la droite ligne des théoriciens soviétiques, sous des airs de composer un divertissement populaire, Siegel produit une œuvre qui oblige à éprouver des sentiments partagés par le plus grand nombre afin de se positionner quant aux réalités politiques et sociales de l’Amérique. Le spectateur est ainsi astreint à porter un jugement et à ressentir les limites d’un fonctionnement social qui enferme, depuis cette époque, les États-Unis dans une posture soumise à un climat aliénant et, hélas, encore cultivé par toute une classe politique.
Crédit photographique : Copyright Action Cinémas / Théâtre du Temple
Suppléments :
"Les sentinelles du gris" : analyse du film par Jean-Baptiste Thoret (2023, 33')
Interview de Kristoffer Tabori, fils de Don Siegel (12')
Interview de Joe Dante et Larry Cohen (12')
Portrait de Walter Wanger, producteur du film (21')
La genèse du film (27')