Guerre et Paix
Publié par Stéphane Charrière - 23 novembre 2023
Catégorie(s): Cinéma, Critiques, Sorties DVD/BR/Livres
Une démarche éditoriale étonnante et pourtant assez fréquente, sans doute parce qu’elle rencontre un succès probant, se vérifie avec la distribution de Guerre et Paix, le film monumental de Sergueï Bondartchouk. À l’occasion de la ressortie en salle de l’œuvre, Potemkine Films a réservé une attention particulière au film en proposant également Guerre et Paix dans une superbe édition vidéo (un jour sépare la disponibilité de l’œuvre en vidéo de sa sortie en salle). La copie du film, restaurée avec soin, est très belle et rend justice à la démesure du projet. L’édition vidéo pensée par Potemkine Films s’enorgueillit de quelques modules complémentaires dignes d’intérêt : Joël Chapron présente avec brio Sergueï Bondartchouk, contextualise le film (et ce n’est pas mince affaire) et se livre à un résumé assez court de chaque épisode s’il venait à l’idée du public de fragmenter le visionnage du film. Deux autres suppléments agrémentent l’édition, un passionnant making of d’époque conçu par la Mosfilm ainsi qu’un portrait de Lioudmila Savelieva, l’interprète de Natacha Rostov.
Le film affiche une ambition qui témoigne de deux intentions majeures : respecter la grande œuvre de Leon Tolstoï et satisfaire les souhaits de la population soviétique qui, lors d’un sondage, avait exprimé le vœu de voir le cinéma soviétique adapter Guerre et paix. À ce titre, la mise en production du film de Bondartchouk rejoint dans la démesure l’élaboration du roman puisque, comme le fait remarquer Joël Chapron, entre la préproduction et le tournage, Guerre et paix, le film, se rapproche du temps de gestation du roman.
Pour ceux qui découvriront le film, ce fut notre cas, deux constats s’imposent d’emblée. D’abord, le film respecte la structure du roman et sa segmentation en plusieurs parties s’organise en fonction de la construction du livre. Par ailleurs, Bondartchouk a su se conformer aux intentions qui traversent l’œuvre de Tolstoï. Ainsi, le film constitue en soi une rencontre harmonieuse entre considération formelle et densité du contenu.
Le film oscille avec aisance entre des scènes intimistes ou des scènes mondaines (bals, rencontres officielles, soirées, etc.) et des scènes épiques qui établissent les liens de causalité qui décideront de la destinée individuelle des personnages principaux. Car ce qui se dessine avec une étonnante précision, sans doute due à la finesse du traitement psychologique des protagonistes principaux, c’est le portrait d’un monde voué à disparaître. Celui d’un équilibre du monde, des choses et des êtres remis en question par les velléités émancipatrices d’une classe sociale, la bourgeoisie, qui n’aspire qu’à supplanter l’aristocratie au sommet de la pyramide sociale. Les élans napoléoniens qui rythment le récit, d’Austerlitz au saccage de Moscou en passant par la bataille de Borodino (cette dernière fait d’ailleurs l’objet d’un traitement filmique singulier puisqu’une partie entière du film, la troisième, lui est consacrée) ne cachent rien de ce qu’ils incarnent : le prolongement d’un changement en profondeur des sociétés occidentales initié par la Révolution française.
Le spectateur est ainsi convié à naviguer entre les temps de guerre et les temps de paix où quelques personnages, tous membre de l’aristocratie russe, servent de marqueurs temporels pour matérialiser combien l’issue des combats influence les comportements individuels. Le paysage humain du film se métamorphose au fil d’une évolution qui tend à s’inscrire en parallèle de l’histoire objective (les guerres napoléoniennes et ses conséquences) dans une dimension psychologisante qui, du cas singulier, rend compte de la prise de conscience de la fin prochaine de l’aristocratie.
Sur ce point, le film de Bondartchouk parvient à crédibiliser des interrogations existentialistes que la morale soviétique, même en période de dégel, réprouvait. Les questionnements auxquels nous invite Bondartchouk insistent sur la considération de l’inutilité de l’aristocratie et de son incapacité à influencer encore le cours de l’histoire. Une logique est en marche et cette insistance à parader lors de bals majestueux ou lors de soirées cérémonieuses ajoute au tragique de la situation. Prêter allégeance aux convenances, participer au décorum de la haute société russe réfugiée derrière le paravent artificiel de ses privilèges à Moscou ou à Saint-Pétersbourg se transforme au fil des séquences en un ballet mécanique qui éclaire sur l’inutilité de cette classe sociale.
La métamorphose des trois personnages principaux, Natacha Rostov (Lioudmila Savelieva), Pierre Bezoukhov (Sergueï Bondartchouk) et le prince André Bolkonski (Viatcheslav Tikhonov), s’effectue à un rythme différent et selon différentes formes d’expérimentations. Les trois personnages sont cependant, chacun à sa manière, sujets à des phénomènes introspectifs que la mise en scène traduit par l’usage de procédés différents. Pour les deux adultes que sont, dès le début du film, Pierre Bezoukhov et André Bolkonski, les états d’âmes se manifestent par l’emploi très prononcé du clair-obscur ou par l’usage de chromatiques qui insistent sur la solitude des protagonistes, même lors de scènes de foule. Le cinéaste procède alors à une contamination de l’espace scénique par les affects ou les réflexions des personnages.
En ce qui concerne Natacha Rostov, sa transformation est le fruit d’une combinaison entre une initiation liée à l’âge du personnage au début du film (elle est une jeune fille de 13 ans) et la rapide intégration des réalités du monde dans sa structuration affective et psychique. En ce cas précis, Bondartchouk n’hésite pas à faire usage de procédés qui, dans la complexité de leur exécution, traduisent le caractère alambiqué des tourments qui s’emparent de la jeune femme. Lorsque Natacha Rostov apparaît dans le film, elle est d’une candeur sans réserve. Puis, soudain, intriguée par une scène, Natacha, troublée, se montre curieuse du fonctionnement du badinage. Elle se prête alors à un jeu de marivaudage qui se déroule dans une serre. Des sentiments nouveaux gagnent le personnage. Le cinéaste, sobrement, pour retranscrire les inévitables mutations sentimentales induites, adopte le fondu enchaîné, figure de l’apparition et de la disparition, pour retranscrire ce qui mue dans l’intimité de Natacha.
Progressivement, devant la complexité des sentiments et des pensées qui assaillent la jeune femme, Bondartchouk enrichira sa palette d’effets pour s’approcher au plus juste de ce qu’éprouve Natacha Rostov. Par exemple, lors de son premier bal, se pensant femme, Natacha, déçue de ne pas être remarquée, sera exclue de l’espace mondain par la construction d’un cadrage fait de lignes verticales qui isolent le personnage du reste de la société qui, elle, s’adonne aux plaisirs de la danse pendant que la jeune femme reste sidérée à l’écart. Plus tard dans la soirée, subjuguée par le prince Bolkonski qui vient de l’inviter à danser, Natacha Rostov vit alors un moment qu’elle avait sans doute imaginé, voire fantasmé, auparavant et l’image traduira alors avec plus de simplicité le contentement qui est le sien. Un plan rapproché, une courte focale et l’image transforme en constellation féérique les reflets de lumière qui entourent le personnage comme pour illustrer non sans naïveté l’innocence des sentiments qui s’emparent de la jeune femme.
Lorsque le personnage devient plus adulte et commence à mesurer les effets de ses choix moraux, des splitscreens surgissent, parfois pendant le sommeil du personnage, pour souligner l’incidence des réalités sur la psychologie de Natacha Rostov. La conscience s’éveille et le personnage se dote de la capacité à effectuer des rapprochements intellectuels entre ses agissements, ses volontés, ses propos et les résonances de tout cela sur l’existence d’autrui.
Ce que le film s’évertue donc à prouver, c’est que la mystérieuse et insondable vie intérieure des êtres se conforme à une mystique qui seule peut autoriser aux individus ballotés par les soubresauts de l’histoire, non pas à s’accommoder de leur sort, mais à s’adapter au destin que l’histoire leur assigne. Et de manière fort ingénieuse, Bondartchouk rejoint ici Tolstoï en produisant une œuvre qui interroge sur l’importance des postures individuelles sur la destinée du plus grand nombre tout en dressant le portrait d’un monde qui allait s’abîmer dans sa propre autosuffisance.
Crédit image : Copyright Drop out cinema / Copyright D.R.
Suppléments :
- le livre "Guerre et Paix - Une histoire russe, une épopée soviétique" rédigé par Marc Moquin (156 pages)
Résumé de chaque épisode par Joël Chapron, spécialiste des cinématographies d'Europe de l'Est
Entretien avec Joël Chapron autour de la production du film et de son réalisateur (30' + 9')
Making of commenté (Mosfilm, 1969, 30')
Portrait de Lioudmila Savelieva, émission "Les Soviétiques" (1968, 28')