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La trilogie de la route

Publié par - 1 décembre 2023

Catégorie(s): Cinéma, Sorties DVD/BR/Livres

Réunis par Carlotta Films dans un coffret nommé La Trilogie de la route, trois films de Wim Wenders (Alice dans les villes, Faux mouvement et Au fil du temps) trouvent enfin une édition à hauteur de leurs qualités. Les trois œuvres bénéficient d’une restauration qui mérite une attention particulière puisque les films, tournés avec des moyens divers, n’ont pas été dénaturés, bien au contraire, par le transfert en haute définition. Ce qui n’est pas une surprise dans le cas présent puisque Carlotta Films se caractérise par un sérieux éditorial qui jamais ne se dément. À ce titre, les compléments qui accompagnent les films (entretiens avec Wenders, commentaire de l’auteur, courts-métrages ou encore des scènes coupées) enrichissent avec bonheur l’ensemble et contenteront amplement la soif d’informations qui anime généralement le cinéphile.

La bien nommée Trilogie de la route en question regroupe donc, nous l’avons dit, trois films réalisés sur trois années : Alice dans les villes est sorti sur les écrans en 1974, Faux mouvement en 1975 et Au fil du temps en 1976. Le coffret encourage, dès son nom, à imaginer quelques enjeux intentionnels associés à une notion très cinématographique (même s’il ne faudrait surtout pas réduire ce phénomène au seul cinéma), le road-movie. Le terme road-movie désigne une thématique qui s’élabore autour de la question du déplacement à travers l’espace et le temps. Ainsi, le road-movie, devient une problématique que de nombreux genres peuvent s’approprier (Westerns, mélodrames,  films d’aventure, films de guerre, films criminels, etc.). Dès lors qu’une intrigue suppose une quelconque itinérance, une iconographie propre aux récits de la route est convoquée pour marquer et identifier les étapes significatives du récit.

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Faux mouvement Copyright Wim Wenders Stiftung 2015

Des traits communs existent cependant entre toutes les formes de road-movie, que ce dernier soit motorisé ou non : l’omniprésence de voies de circulation, le passage par des endroits anonymes qui figurent les étapes d’un cheminement identitaire, la présence d’individus en rupture avec un collectif dans lequel ils peinent à se situer ou avec lequel ils sont en désaccord... De fait, le champ des possibles couvert par ces qualités coïncide avec de nombreux genres qui, dans leur essence, font usage des conditions avancées ici. Il ne faut donc pas voir dans le road-movie une finalité cinématographique mais un support à différents types de récits, à l’éclosion de péripéties disparates et à l’élaboration de formes hétéroclites.

Dans les trois films qui constituent ce coffret, si des traits communs sont repérables, il n’en demeure pas moins que l’objet du voyage entrepris par les personnages ne répond pas à la même logique. Ainsi, Alice dans les villes s’articule autour d’un cheminement initiatique inversé. Le film décrit le parcours commun d’un adulte et d’une enfant amenés à traverser plusieurs lieux avant que l’adulte ne parvienne à se positionner dans le monde. Faux mouvement, film au titre ambigu puisqu’il y a bien mouvement, encore faut-il en déterminer la nature, oppose au trajet l’idée de stagnation et d’absence de repère pour des individus qui vont partager une errance qui doit les conduire à résoudre des problèmes existentialistes. Enfin, Au fil du temps évoque avec méthode le rapport qui existe entre le temps et le déplacement puisque les deux personnages principaux auront besoin de revisiter leur passé pour que le cheminement soit efficient.

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Faux mouvement Copyright Wim Wenders Stiftung 2015

Dans les trois films, des figures de l’inutile ouvrent le récit pour donner à estimer les enjeux des trajets à venir. Il s’agit avant tout d’imposer au spectateur une vision particulière sur les personnages et ainsi de les définir. Dans les trois films, trois états précisent quels seront les contours du récit : l’incapacité à saisir la réalité du monde de Phillip Winter (Rüdiger Vogler), le journaliste d’Alice dans les villes, l’impossibilité de traduire les émotions qui touchent Wilhelm Meister (Rüdiger Vogler), l’apprenti écrivain de Faux mouvement ou bien encore l’inaptitude à se penser dans le présent et à se projeter dans le futur qui frappe Bruno Winter (Rüdiger Vogler) et Robert Lander (Hanns Zischler) dans Au fil du temps. Dans les trois films, le quotidien des protagonistes se compose essentiellement, c’est en tout cas sur ces points que la mise en scène insiste, de petits rien qui définissent autant un horizon plastique qu’un état d’âme. Les lieux arpentés (gares, aéroports, routes, hôtels, fast-foods, villes, etc.) décrivent des no man’s land (ce sera cependant légèrement différent pour les cinémas visités par Bruno puisque ces derniers constituent autant d’accès au passé du personnage qu’une invitation à fouiller le passé de l’Allemagne). La mise en scène, par de longs travellings ou des plans-séquence, célèbre l’aspect ectoplasmique des espaces déambulatoires, tous hantés par une fonctionnalité antérieure et désormais caduque. Les lieux établissent l’importance du passage, du sas et de la transition. Tous, à leur manière, soulignent également combien les champs physiques et psychiques interagissent puisque chaque territoire parcouru est à la fois le révélateur et la manifestation d’un état mélancolique. Dans les trois films, il apparaît également que les rencontres avec autrui concourent à déstabiliser des personnages contraints alors à composer avec l’inattendu. L’imprévisible s’invite dans l’errance pour en modifier les contours. Les personnages doivent donc s’adapter à des situations qui se transforment en substrat de troubles qui portent en eux les modifications identitaires à venir.

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Faux mouvement Copyright Wim Wenders Stiftung 2015

Les protagonistes sont invités alors (certains n’y parviendront pas complètement dans Faux mouvement) à envisager un voyage intérieur qui a pour finalité la découverte de soi. Des éléments qui touchent au visuel ou au regard balisent la progression des personnages dans Alice dans les villes ou dans Au fil du temps alors que l’intertextuel, au regard de la diversité du paysage humain du film, est à l’œuvre dans Faux mouvement. L’usage des polaroïds dans Alice dans les villes renseigne en bien des points sur l’évolution de Phillip Winter, bien sûr, mais également sur le rapprochement qui peut être fait entre le temps et l’espace. Le polaroïd, rappelons-le, est dans la conscience populaire un terme associé à un procédé de photographie à développement instantané. Enfin presque. Car l’image n’apparaît pas tout de suite. L’instantané ne l’est pas réellement. Le support papier qui sort de l’appareil nécessite, pour que l’image apparaisse, l’action d’un révélateur qui réinstaure une segmentation normale des séries temporelles : l’instant capté par le geste photographique apparaitra à l’œil alors que le présent saisi par l’appareil appartiendra désormais au passé. Le procédé et son usage dans le film se conforment à la progression identitaire du personnage de Phillip. Le polaroïd traduit donc l’incapacité de Phillip à associer ce qu’il voit à ce qu’il pense et à ce qu’il perçoit. Le procédé devient donc l’expression d’une discordance physique, psychique et matérielle avec le monde.

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Alice dans les villes Copyright Wim Wenders Stiftung 2014

D’ailleurs, la photographie reflète les conjectures qui hantent l’esprit de Phillip. Alors qu’il est en Amérique, les photos trahissent l’impossibilité de Phillip à habiter et à comprendre la réalité qui se présente à lui. Les Polaroïds ne sont qu’insatisfaction et frustration qui naissent dans le constat de n’être jamais en accord avec le monde. À l’étape suivante, aux Pays-Bas, Alice s’empare de l’appareil et prend un cliché de Phillip (pour lui montrer à quoi il ressemble). À cet instant, Phillip s’insère enfin, même si c’est de manière éphémère, dans le cadre d’une représentation du monde. L’image révèle aussi la présence d’Alice par la présence du reflet de l’enfant qui se superpose à l’image de Phillip. Il aura donc fallu un tiers, Alice la bien nommée, pour que Phillip puisse passer de l’autre côté du miroir et parvenir à harmoniser son être avec le monde. Enfin, lorsque les deux protagonistes traversent l’Allemagne, la photographie retrouve son sens commun : elle est mémoire. Le concret retrouve sa substance, il peut donc redevenir un espace habitable pour Phillip.

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Alice dans les villes Copyright Wim Wenders Stiftung 2014

Le principe de reconnexion avec le monde agit différemment dans Faux mouvement. Il est ici question de distinguer ce que l’autre renvoie aux personnages comme caractérisation d’eux-mêmes. Le rôle d’obstacle ou de reflet qu’endosse l’image dans Alice dans les villes ou dans Au fil du temps dévie sur des figures tierces qui, dans leur diversité physique ou spirituelle, autorisent les modulations ou la reconfiguration des particularismes en présence. Chaque personnage contribuant à faire des traits distinctifs qu’ils apportent au groupe une piste à explorer pour réaffirmer la prépondérance du vécu et de ses conséquences sur l’autre. L’enjeu n’est pas mince. Il est ici question de se positionner dans un univers qui trouve sa logique dans l’adjonction des singularités de tous les personnages.

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Alice dans les villes Copyright Wim Wenders Stiftung 2014

En revanche, Au fil du temps atteste à nouveau du lien indéfectible qui existe entre la route, le temps et l’image. La première scène du film se déroule dans la cabine de projection d’un cinéma situé au milieu de nulle part, à proximité de la frontière entre les deux Allemagne. L’exploitant est âgé et converse avec Bruno (Rüdiger Vogler) pendant que ce dernier répare le projecteur. La discussion introduit le passé comme principal objet du récit. Le passé dont il est question ici est d’abord celui de l’Allemagne. Il s’invite dans le narratif par l’approche de l’évolution de la production cinématographique puis, naturellement, par l’évocation des comportements adoptés pour répondre aux soubresauts de l’histoire, justement, au fil du temps. Arrivent dans le dialogue Fritz Lang, les Nibelungen, l’Allemagne nazie et la fracture territoriale encore présente en 1976, date de sortie du film.

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Au fil du temps Copyright Wim Wenders Stiftung 2014

La nécessité d’embrasser le passé dans ses contingences collectives ou individuelles se vérifie de différentes manières. Il y a tout d’abord, au détour de conversations, des questionnements sur une antériorité qui conditionne les comportements de Bruno et de Robert (Hanns Zischler), les deux personnages principaux. Et puis, d’une manière plus cinématographique, des plans surgissent au détour du montage pour insister sur la question de la temporalité qui taraude les personnages. Ces plans, à la composition complexe, permettent de superposer dans l’image différentes temporalités. Les images sont alors pensées pour amonceler des éléments qui favorisent une mixité temporelle. Les objets qui constituent le cadre sont destitués de leur fonction objective et se chargent d’un rôle nouveau. Ainsi un rétroviseur n’est plus seulement une pièce de véhicule mais il devient une fenêtre qui s’ouvre sur le passé (il reflète un endroit que le véhicule vient de parcourir). Le rétroviseur est aussi, parce qu’il est un composant du camion, le connecteur qui relie le passé au présent puisqu’il figure dans le cadre qui enregistre l’action qui se déroule à l’intérieur du véhicule où se situent les personnages et la caméra. Enfin, selon l’angle choisi pour le plan, l’image qui se reflète dans le rétroviseur se juxtapose aussi avec l’image du paysage que nous pouvons voir à travers le parebrise avant du véhicule, c’est-à-dire avec ce qui sera parcouru bientôt, le futur donc.

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Au fil du temps Copyright Wim Wenders Stiftung 2014

C’est toute une expérimentation du cheminement physique et psychique qui se matérialise avec l’usage de ce procédé. Inconsciemment d’abord puis de manière concrète, Bruno et Robert font le constat que leur futur ne pourra leur appartenir que s’ils acceptent d’affronter leur passé, qu’il relève d’une trajectoire individuelle ou qu’il s’inscrive dans une logique collective. Le trajet a beau s’inscrire dans l’avancée, il n’en demeure pas moins conditionné par la remembrance.

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Au fil du temps Copyright Wim Wenders Stiftung 2014

La relecture autorisée par les trois films de ce très beau coffret impose donc avec insistance la considération d’une qualité propre au road-movie, à savoir l’incidence du mouvement et du déplacement dans la construction identitaire de l’individu. Peu importe le nom que le cheminement emprunte dans chacun des films, il apparaît que le voyage proposé par Wim Wenders suit autant un itinéraire physique qu’il balise un trajet intérieur. Pour ce dernier, le parcours intérieur des personnages confond quête spirituelle, persistance du moi et exploration des mémoires individuelles et collectives. Pour se construire ou se reconstruire, pour exister ou tout simplement avoir la sensation de vivre, la route empruntée est une promesse. Celle de pouvoir, au bout du chemin, vivre en harmonie avec le monde.

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Au fil du temps Copyright Wim Wenders Stiftung 2014

Crédit photographique : Alice dans les villes Copyright Wim Wenders Stiftung 2014 / Faux mouvement Copyright Wim Wenders Stiftung 2015 / Au fil du temps Copyright Wim Wenders Stiftung 2014

SUPPLÉMENTS
ALICE DANS LES VILLES
. ENTRETIEN AVEC WIM WENDERS (47 mn – HD)
. SCÈNES COUPÉES AVEC ACCOMPAGNEMENT MUSICAL (16 mn)

FAUX MOUVEMENT
. COMMENTAIRE AUDIO DE WIM WENDERS [ENREGISTRÉ EN 2002] (VOSTF)
. FILM SUPER 8 SUR LE TOURNAGE DU FILM (4 mn)
. 2 COURTS-MÉTRAGES DE WIM WENDERS RESTAURÉS EN 2K :
"SAME PLAYER SHOOTS AGAIN" (1967 – N&B et Couleurs – 12 mn)
"SILVER CITY REVISITED" (1968 – Couleurs – 33 mn)

AU FIL DU TEMPS
. ENTRETIEN AVEC WIM WENDERS (16 mn – HD)
. SCÈNES COUPÉES AVEC ACCOMPAGNEMENT MUSICAL (21 mn)
. BANDE-ANNONCE ORIGINALE

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