Sur quelques films présents dans le coffret Lars von Trier...

Si Lars von Trier se démarque aujourd’hui sur la scène cinématographique par le ton résolument subversif de ses dernières sorties sur grand écran, ce coffret nous invite à une plongée plus en profondeur dans les structures filmiques de ce réalisateur. Questionnant sans cesse l’esthétisme et les enjeux de son travail, von Trier n’a de cesse de mettre en avant de multiples éléments et dynamiques qui font de lui un artiste à traiter aussi et surtout dans son évolution. Au travers de quelques-unes de ses œuvres majeurs des années 80 à 2000, de Element of Crime à Dogville jusqu’à ses derniers films, les approches variées et intimes du réalisateur ont façonné une filmographie de la complexité des rapports et de la relation au cinéma. Les questions de société voire sociales sont récurrentes, de l’impossible retour à la vie d’après-guerre dans Europa aux symptômes de l’enfermement et de l’entre-soi dans Dogville, Von Trier crée et recrée sans cesse des espaces d’expression du mal-être social, comme autant de microcosmes indépendants qu’il fait agir et interagir selon une causalité toute moderne.

Mais si ces environnements deviennent des arènes (souvent sanglantes) du propos psychologique et de société, il n’en est pas moins toujours l’omniprésent chorégraphe. Et en effet l’effacement n’est jamais total derrière son œuvre, approche tout en identification (et son apparition comme personnage dans Epidemic n’en est que l’épiderme) qui pousse à traduire son travail non pas seulement comme celui d’un questionnement des structures modernes, mais aussi comme espace exutoire et introspectif.

Et c’est premièrement un cinéma tout en tension et en attente qui nous est présenté. Lars von Trier construit ses récits sous la forme de bombes à retardement, réinvestissant par là le trope ibsenien bien connu du théâtre nordique, déjà usité par d’autres cinéastes comme Dreyer, desquels il s’inspire. La structure narrative, tout en immobilisme, annonce par elle-même son propre effondrement, écrasée sous son insupportable poids d’inactivité et de passivité. Ainsi les crises finales de Europa, Epidemic et Dogville recoupent une même dynamique d’expression : celle d’un trop plein situationnel qui ne trouve son aboutissement que dans une force destructrice quasi eschatologique. La violence chez Trier est donc élément de résolution, fin mot d’un récit qui n’a été que l’attente de son apparition. L’immobilisme annonce le mouvement final. Dans un cadre moderne, Trier réinvesti le tragique au sens propre, il est le démiurge qui crée le fil fataliste de son récit, laissant la diégèse aller d’elle-même selon la structure inexorable qu’il lui a attribuée.

Mais quel rôle donner à cette violence ? Que veut dire ce trop-plein qui pousse finalement Leopold Kessler d’Europa à saboter le train qu’il s’était résolu de sauver d’un attentat à la bombe ?  Grace à raser le village de Dogville après près de trois heures de film où sa mansuétude et son attitude martyre pouvaient tolérer les traitements qui lui étaient infligés ? C’est peut-être ici le passage inévitable à l’assouvissement, aux sentiments incontrôlables, ménagé par une désillusion (intellectuelle et sociale) qui prend chez Trier une ampleur existentielle.

La caméra souvent spectatrice passive, se complaisant dans une focale étroite et des plans larges ou d’ensemble (il n’y a qu’à se rappeler les plongées de Manderlay et Dogville, les plans classiques d’Europa, qui peuvent, dans une certaine mesure, s’apparenter à un hommage voilé à la « vieille Europe » du cinéma), n’est proprement émotionnelle que lorsque les personnages le sont.  Le cinéaste oscille souvent entre ces deux pendants, mettant en avant une prise de vue « dénudée », du théâtre, de l’environnement expérimental jusqu’à atteindre même des accents nihilistes dans Manderlay ou Dogville par exemple, pour ensuite prendre le parti du huis-clos documentaire ou fictif dans Epidemic et Breaking the Wave, où l’objectif, acteur et témoin qui rejoint l’échelle humaine, participe au cercle intime et en est le traducteur.

Mais toujours, à terme, l’esthétisme épuré et le propos social deviennent des voiles que l’on déchire, le pessimisme de Trier révèle la nature irrésolvable des êtres humains, qui ne sont qu’instincts, émotions et peurs. Le gros plan dévoile les visages, les jump-cuts la force inextinguible des émotions. Ses personnages sont en définitive des forces inarrêtables, bafouées par le monde, elles le bafouent, et la caméra ? Elle est le témoin emphatique de l’autodestruction des êtres et des espaces.

Plus largement, c’est l’abandon de l’intellect au profit d’un lâché prise émotionnel qui s’exprime ici et en sous-texte, la critique d’une distanciation toute bourgeoise et de sa réserve est notable. Epidemic l’incarne franchement, Lars von Trier y apparaît lui-même et le film dresse d’abord son thème comme un sujet purement conceptuel, réflexif et distancié, les personnages se complaisent dans une approche futile et fantasmée. Von Trier démontre avec mépris un rapport intellectuel qu’il juge superficiel et comme tout bon démiurge cinématographique, il le punit en réifiant la chose : la maladie prend bel et bien corps dans le réel et atteint les personnages. Les Idiots quant à lui, sorte de documentaire de terrain qui démarre sur le ton d’une satire sociale, révèle bientôt un environnement où les personnages, désabusés, ne font que créer un espace de substitution pénétré d’absurde. Sous le prisme d’un ennui détrempé dans le cadre de la bourgeoisie, von Trier ne cesse de tourner autour de cette forme de désillusion existentielle, où l’apathie moderne force à une recherche angoissée et souvent malsaine d’idées et de relations nouvelles, salvatrices.

Il n’est donc pas étonnant que son cinéma s’apparente aussi à une représentation de l’intime (de l’auteur lui-même ou des personnages, la nature même d’une œuvre et son rapport à l’artiste permet une telle ambiguïté), et la place du monde réflexif intérieur devient chez Trier un support d’expérience des émotions et de leurs effets. Si Manderlay, par exemple, est un espace créé sur des ressorts théâtraux qui met en évidence toutes les complexités d’une société américaine confrontée à l’après de l’esclavage, les personnages du cinéaste sont des puits d’introspection qui font la part belle à l’expérience complexe (Europa), naïve (Breaking the Waves et Dancer in the dark) et parfois hallucinatoire (Element of Crime) propre aux individus. À terme, Lars von Trier confond sa filmographie à un cinéma de la recherche émotionnelle, de son expérience à tous points de vue : Il construit un espace et des situations où l’être, dénué de sa perspective sociale et politique, peut enfin affleurer.

La richesse de l’édition pensée par Potemkine Films, il ne manquera finalement pour contenter pleinement les amateurs de von Trier que la série L'Hôpital et ses fantômes, se vérifie également à travers les (très) nombreux suppléments présents dans le coffret. Les documents inédits et spécifiquement concoctés pour l’édition abondent. Globalement, notre attention a été particulièrement retenue par les approches analytiques de Philippe Rouyer (Melancholia, Nymphomaniac) ou de Stéphane de Mesnildot (The House that Jack Built) et les making-of d’Europa ou Dogville. Deux Blu-ray ont été ajoutés au coffret. Ils accueillent un court-métrage (The Orchid Gardener) ou deux longs-métrages (Medea et surtout l’expérimental et fort intéressant D-Dag). D-Dag a été réalisé par quatre cinéastes (Søren Kragh-Jacobsen, Kristian Levring, Thomas Vinterberg et Lars von Trier) qui, lors de la soirée de passage à l’an 2000, ont tourné simultanément une fiction participative. Cinq groupes d'acteurs différents, invités à déambuler dans Copenhague, sont suivis par une équipe technique munies de dispositifs sonores et vidéo. Les quatre cinéastes ont alors dirigé leurs acteurs et leurs équipes depuis une cabine de contrôle centrale et le résultat des captations a été diffusé en direct sur sept chaînes de télévision différentes. Le film présenté ici est un montage effectué à partir des diffusions proposées ce soir-là. Le second Blu-ray de compléments comporte exclusivement des documentaires (dont trois inédits) consacrés à Lars von Trier. Tous éclairent à leur manière sur les préoccupations de l’auteur et sur les évolutions formalistes de l’œuvre. Du (très) bel ouvrage que cette édition.