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Lorsqu'on s’intéresse à une œuvre, il est normal de se pencher sur la vie de son auteur. C’est un élément essentiel à la compréhension de ses créations. Les autobiographies semblent alors un bon point de départ. Néanmoins, une autre approche pertinente est de s'intéresser aux personnes qui ont entouré l’artiste. Toute vision des choses étant filtrée par les perceptions de l’observateur, voir le créateur d’un point de vue extérieur et direct apporte une grille de lecture souvent dépourvue du poids de la renommée qui grandit l’auteur a posteriori. Et s’il arrive aujourd’hui de décrire Marcel Proust comme un géant de la littérature, à la mesure de sa fameuse Recherche du temps perdu, était-ce ainsi qu’on le voyait de son vivant ? À l’occasion du centenaire de la mort de l’écrivain, Chloé Cruchaudet nous fait découvrir le personnage, le temps d’un diptyque, à travers les yeux de Céleste.
Céleste Albaret, c’est au départ une dame âgée qui broie du noir en 1956, jusqu’à ce que des antiquaires viennent lui rendre visite et le sourire. Elle qui travailla longtemps pour Marcel Proust a sûrement des reliques à leur vendre. La démarche peut être mercantile, mais Céleste semble préférer la visite de ces collectionneurs maniérés, intéressés par l’histoire derrière les objets qu’elle conserve, à celles des universitaires et journalistes. Elle en profite alors pour entamer une plongée dans le passé, jusqu’au printemps 1913. Elle n’était alors, comme dit son mari, qu’une enfant de 22 ans, toute perdue, venue de sa Lozère à Paris.
La jeune provinciale était alors mal à l’aise. Elle est présentée à l’étroit au milieu de la foule parisienne, écrasée par ses immeubles et incommodée par les fortes odeurs de la métropole. La pauvre enfant ne sait même pas comment se conduire auprès de Madame La Courrière, maintenir une certaine distance, lorsqu’elle doit livrer des paquets pour Monsieur Proust. Ce géant, dont l'œil perçant et grandi occupe seul l’espace le temps d’une page, l’intimide lorsqu’elle entre dans sa chambre dont les embruns la ramène à son enfance au bord d’une forêt. La vie de Céleste marche ainsi sur les traces du conte, et ainsi d’un voyage initiatique pour celle qui semble avoir des élans mémoriels, semblables à son nouvel employeur, qui préfigure la fameuse scène de la madeleine.
À mesure que le récit se déroule, la relation entre la provinciale maladroite et l’écrivain maniéré suit une évolution en deux parties qui justifie la division de l'œuvre en diptyque. D’abord servante candide, Céleste découvre et apprend les codes grotesques du beau monde de la capitale. L’écrivain qui se plaisait à rapporter le ridicule de ces bonnes gens joue un rôle de mentor admiré malgré son asthme. Celle qui n’osait pas inscrire ses élans de l’esprit dans son courrier se prend à vouloir s’habiller de soie et assiste l’auteur dans son processus créatif. On la surnomme cerbère et elle assure ce rôle en gardant les distractions éloignées de l’artiste, comme l’illustre une page où Céleste répond à nombre d’appels téléphoniques autour d’un Proust paisiblement affairé. La couverture même du premier tome, intitulé Bien sûr, Monsieur Proust, est explicite. La jeune femme lève les yeux, béate, vers le portrait de l’artiste en lui apportant feuilles et café. La jeunesse de Céleste est sous le signe de l’admiration et la servitude.
Le second tome, intitulé Il est temps, Monsieur Proust, témoigne d’une inversion des rapports. La formule devient injonctive et Céleste tient le portrait de l’auteur comme s’il s'apprêtait à tomber. La seconde partie de sa vie auprès de Marcel Proust est marquée par des changements radicaux, une aggravation de la maladie de Proust et un blocage créatif. La servante maladroite est devenue une gouvernante résolue et méthodique. C’est elle qui lui ouvre la fenêtre pour qu'il s’imprègne de nouveaux sons et parfums histoire de l’inspirer, ou le porte jusqu’à son lit durant ses crises. Céleste devient figure maternelle pour un Marcel un peu perdu qu’elle fait retomber en enfance dans une forêt onirique où puiser des idées. Les deux tomes se répondent, respectant l’objectif du diptyque. L’écrivain et la gouvernante s’imitent et se nourrissent mutuellement pour trouver les mots justes, y compris ceux éparpillés dans les tas de petits papiers que Céleste organise, jusqu’au dernier instant de la vie de l’artiste, indiqué par un sobre point final en pleine page.
L'œuvre de Cruchaudet inscrit son récit dans une démarche de transmutation du style proustien sous une forme picturale. L’esthétique de Cruchaudet cherche à en concrétiser l’essence par une absence de cadre. Plutôt que des vignettes aux contours nets séparés par l’inter-case, le caniveau théorisé par Scott Maccloud qui délimite l’espace-temps, la narration navigue entre des scènes peintes à l’aquarelle aux pourtours imprécis, voire confondus. L’esthétique liquide aide à transmettre le sentiment de dilution du souvenir, l’idée d’un passé difficile à appréhender et en subtil déliquescence, thème cher à Proust que Céleste lui aurait d’ailleurs suggéré. Certains souvenirs sont par ailleurs représentés par des figures dépourvus du moindre tracé, sublimant leur abstraction par une absence de limites concrètes et les inscrivant dans ce processus de dilution.
Tout n’est que souvenir d’une dame âgée, après tout. Les souvenirs de Proust sont les plus diffus car ils sont les souvenirs d’un souvenir. Le rappel du déroulement de la Première Guerre mondiale rappelle par ailleurs que les événements contés ne sont pas une parenthèse hors du monde. C’est un passé vers lequel la vieille dame pose un regard nostalgique. Le temps qui passe est au cœur de la structure et montre combien l’esprit de Proust a imprégné celui de Céleste. C’est sans doute pour cela qu’elle apprécie la visite de ces antiquaires un peu maniérés et ridicules et qu'elle leur raconte tout. Peut-être leur rappelle-t-elle un certain passé et lui permet, à l’image de l’auteur qu’elle a si loyalement assisté, de replonger dans ce temps qui s’échappe, se dilue et qu’elle veut faire revivre avant qu’il soit complètement perdu.
Crédit image : copyright est : ©Éditions Soleil, 2023 — Cruchaudet