Un automne à Great Yarmouth
Publié par Stéphane Charrière - 22 janvier 2024
Catégorie(s): Cinéma, Sorties DVD/BR/Livres
Après Saint Georges (2016), Marco Martins se livre avec Un automne à Great Yarmouth à une nouvelle étude sur le néo-libéralisme afin d’en mesurer les effets sur les individus. Le film incorpore à son titre le nom d’une ville côtière du Norfolk, Great Yarmouth, qui fut autrefois une station balnéaire prisée par la middle class britannique. Le temps a passé et Great Yarmouth a perdu de sa superbe puisque la ville a subi un déclin économique lent et certain au fil du temps. Aujourd’hui, Great Yarmouth ne vit plus que par l’exploitation d’une main d’œuvre étrangère bon marché qui vient de manière saisonnière se tuer à la tâche dans les usines d’agro-alimentaire qui constituent la principale activité professionnelle de la région.
C’est ainsi que le film s’attache plus particulièrement à Tânia (Beatriz Batarda), une Portugaise venue travailler ici comme beaucoup de ses compatriotes. Réduite et contrainte par les diverses crises économiques qui se succèdent depuis les années 2000, une partie de la population portugaise a été poussée à chercher et à accepter du travail qu’en général pas grand monde ne souhaiterait faire. Depuis les premières missions de Tânia, les choses ont en apparence changé. Tânia est désormais chargée d’accueillir et d’organiser le séjour des Portugais qui débarquent ici régulièrement pour gagner une misère. Une exploitée, Tânia, qui exploite maintenant les autres. L’adage se vérifie à nouveau : il faut avoir été suppliciée pour savoir comment bien maltraiter autrui. Et surtout pour ne pas s’émouvoir de la souffrance de l’autre. Enfin, en apparence seulement. Car finalement, peu de choses ont changé pour Tânia : elle se rend quotidiennement à l’usine, elle passe son temps à courir les taudis pour collecter l’argent que doivent verser les travailleurs pour pouvoir se loger, elle fait le sale boulot, celui que personne ne veut faire. Si Tânia trouve pire condition que la sienne, celle des travailleurs qu’elle encadre, sa situation n’a rien de reluisant. Tânia ne peut se soustraire à ce que la vie lui a réservé. Un ailleurs lui est interdit. Et dès le début, le film ne dissimule rien de cette noirceur.
Un automne à Great Yarmouth s’ouvre sur des séquences construites en parallèle qui assurent une continuité formelle et thématique. Ainsi, le traitement réservé aux migrants portugais s'approche du traitement réservé aux volailles abattues de manière industrielle. Les conditions se valent. À l’abattage des volailles répond le sordide réservé aux ouvriers portugais qui peut parfois virer au tragique. C’est là que l’entre-deux qui définit la situation de Tânia permet d’imaginer une trajectoire limbique. De ce fait, le personnage s’éloigne d’une parenté avec un cinéma social pour se rapprocher, à grands renforts de caractéristiques précises, du film noir américain.
Marco Martins travaille donc l’image de son film en fonction de compositions globales qui intègrent jusqu’à la voix off de Tânia. L’univers global du film est une véritable introspection dans la psyché de Tânia. Cette dernière, enfermée dans des tics de langage, répète des phrases toutes faites destinées à lui permettre de s’improviser responsable d’un hôtel de luxe. Le personnage fuit ou tente de fuir les réalités du monde pour s’envisager changer d’état et de condition. Mais les cadres la rattrapent, les lumières définissent un univers crépusculaire et les chromatiques tendent à nier la possibilité d’un futur radieux. Tânia, comme ses compatriotes, est condamnée.
Un automne à Great Yarmouth est à considérer comme un voyage intérieur qui nous donne à mesurer le désarroi et le désespoir d’une catégorie d’individus marqués par une infamie déterminée par leur appartenance à une classe sociale précise, le prolétariat. Cinéaste politique, Marco Martins ? Sans doute. C’est sur ce point qu’une comparaison ou plutôt une filiation avec Ken Loach peut être relevée. Car il y a chez Marco Martins cette volonté de filmer les êtres, quels qu’ils soient, avec dignité. Le cinéma, tel que pensé par Marco Martins, repose sur l’obsession de donner corps à ceux qu’un système ne destine qu’à être des invisibles.
Crédit photographique : Copyright Damned Distribution
Supplément :
Interview du réalisateur Marco Martins