Splitscreen-review Image de Colère noire de Thierry Smolderen et Philippe Marcelé

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Colère noire

Publié par - 29 janvier 2024

Catégorie(s): Bande dessinée

Entre 1982 et 1985, la Belgique est secouée par d’affreuses tueries. D’abord considérées comme de simples braquages, l’horreur redouble lorsque les meurtres de certaines victimes, dont des enfants, se révèlent totalement gratuits. Malgré les efforts des forces de l’ordre et de nombreuses pistes explorées, les coupables ne seront jamais connus. L’incompréhension est totale. Quelques années plus tard, en 1990, ces événements au retentissement certain inspirèrent à Thierry Smolderen et Philippe Marcelé une série de bandes dessinées. L’identité des tueurs reste inconnue et le récit ne suit pas des personnalités existantes. Leur Colère noire ne s’inscrit pas dans une retranscription journalistique des faits. Les intentions derrière ce récit doivent donc être d’une autre nature.

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On y suit Marielle Meyer, une mère divorcée qui assiste impuissante à la mort de son fils lors d’une tuerie dans un supermarché. Après le drame, celle-ci va se lier à Stella Finghini, une autre des témoins du massacre qui y a perdu son mari et son enfant in utero. Leur objectif sera de découvrir et d'arrêter les tueurs. Cette association ne relève pourtant pas d’une décision impulsive. Le psychiatre de Marielle insiste pour couper le contact visuel durant leurs séances. Son ex-mari semble indifférent au décès de leur enfant. Les policiers semblent préférer s’amuser entre collègues qu’enquêter. Stella elle-même la rejette avec violence lors de sa visite à l'hôpital, refusant toute forme de pitié. Marielle est présentée comme isolée dans un univers qui lui refuse compassion et justice. Néanmoins, la découverte de la perte commune d’un enfant va faire se rapprocher les deux femmes et enclencher les rouages de la vengeance.

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L’enquête qui s'ensuit confirme l’évocation dans Colère noire d’une iconographie tout à fait américaine. D’un côté, les braqueurs masqués aux motivations troubles, potentiellement psychopathes de par leurs répliques badines, rappellent autant de personnages de films criminels que de faits divers bien réels des États-Unis. De l’autre, les filatures et infiltrations sous couvertures des deux femmes, malgré le cadre parfois champêtre, semblent s’inscrire dans les codes du film noir. Dans la droite lignée de ce genre, le parcours des protagonistes amène à la révélation de sombres secrets, parfois à connotations sexuelles, évocateurs d’une exploration de la psyché d’une société. De par ces décalages formels sur des environnements français, les auteurs conçoivent ainsi l’exploration d’un psychisme européen à travers des codes américains, révélant donc une similitude inconsciente entre les deux sociétés.

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Le portrait dressé est alors celui d’un monde marqué par la solitude et la violence. Les deux premières pages sont en cela annonciatrices avec ce parking de supermarché où nul regard ne se croise et où une dame âgée critique avec virulence aussi bien un enfant innocent que le directeur de l’établissement qui surplombe la foule depuis son bureau à l’étage. Au sein de cet univers, Marielle et Stella tissent une relation particulière. Après avoir envisagé le suicide puis renoncé conjointement, tentative d’évasion de ce cadre étouffant, l’objectif commun et la reconnaissance mutuelle de leurs peines forment un espace dans lequel leurs différences engendrent un lien romantique, puis littéralement érotique. La relation est source de découvertes mutuelles et de sympathie, marquée par le plaisir charnel, une échappatoire qui montre un contraste net avec les braqueurs dont les rapports sont structurés autour de violentes démonstrations de pouvoir.

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La révélation du passé terroriste de Stella, au sein des Brigades rouges durant les années de plomb, dévoile malgré tout une forme de similarité entre elle et le chef des braqueurs, ancien mercenaire en Afrique. Leur passé les présente comme des guerriers à la violence autrefois téléguidée par l’idéologie et la politique, le communisme pour l’un, les intérêts européens pour l’autre. Néanmoins, l’ancien mercenaire précise bien que ce motif ne s’applique plus et que c’est pour cela que la police ne parvient pas à les saisir. L’État  semble chercher des terroristes alors que les braqueurs ne sont motivés que par l’argent. Maryelle et Stella prennent de leur côté les armes par vengeance. Les motivations des deux camps sont des plus prosaïques, plus proches des considérations de protagonistes de western que de hérauts politiques.

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En fin de compte, la Colère noire de Smolderen et Marcelé ne s’inscrit volontairement pas dans l’idée de découvrir ou comprendre les responsables des tueries du Brabant. Bien que les événements soient évoqués, le récit, qui mélange par ailleurs les diverses théories sur les fameux braqueurs, relève plutôt d’une volonté d’utiliser le réel pour concevoir un espace fictionnel où sont analysés des sujets connexes. Les auteurs dressent ainsi un certain portrait de l’Europe du début des années 90 très marqué par des codes narratifs américains. L’absence de compassion, les supermarchés comme champ de bataille, l’argent et la vengeance comme moteur de vie, tout cela participe à dépeindre un environnement très individualiste et emprunt de consumérisme alors que les luttes idéologiques ont cessé. En somme, la guerre froide est terminée. L’Europe s’est donc pleinement américanisée.

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Crédit image : ©️ 2023 Humanoids, Inc

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