Sorti en 1951 sur les écrans, Bellissima, troisième long-métrage de Luchino Visconti, possède déjà la vigueur et l’élan qui annoncent la profondeur ultérieure des questionnements de l’auteur sur la société italienne et sur le cinéma de son temps. Bellissima, comme Les amants diaboliques (1943) et La terre tremble (1948), prend le parti de la réalité, du quotidien montré et visible. Enfin, en apparence. Bellissima, selon la réputation qui lui est faite, est un exemple significatif du néo-réalisme. Sa structure, toute en circonstances et presque jamais en scénario, nous invite certes à une plongée dans une condition humaine dont les contours se limitent presque à la société ouvrière de Rome. Mais, selon nous, Visconti, plus que de faire un cinéma du réel, fait de la réalité un cinéma à part entière. Un cinéma dont l'authenticité et l'acuité ancrent autant ses personnages dans le réalisme social que dans un universalisme des figures. C'est bien là la gageure de Bellissima, œuvre qui passe pour être autant un manifeste qu'une expérience qui, tout en dressant un portrait cinématographique d’un temps et d’un monde, se charge d’une vision interprétative et donc représentative de la réalité italienne de l’époque.
Bellissima suit le parcours d'une mère (Anna Magnani) tentant de faire jouer sa fille dans un film produit à Cinecitta, antre de la production cinématographique italienne dès la fin des années 1930. Au cœur de ce monstre de spéculation et d'argent, Maddalena (Anna Magnani) et sa fille Maria (Tina Apicella) éprouvent peu à peu la dure réalité d’un autre milieu social aux codes fort différents de ceux qu’elles connaissent. Maddalena se rend à l’évidence que son obstination à vouloir faire de sa fille une star ne constituerait certainement pas un réel accomplissement. La violence du film tient dans le télescopage entre la force institutionnelle du cinéma, son statut mais aussi la superficialité qui accompagnent son accomplissement et ce qu’en imaginait Maddalena, figure allégorique de la classe populaire. Le cinéma apparaît comme une monstruosité dévorante qui traite ses acteurs comme des supports à fantasmes ou comme les rouages d’une mécanique du divertissement en images. Là se terre peut-être le propos principal du film. Plus que la critique d'une bureaucratie cinématographique impersonnelle, Visconti y oppose l'expression naturaliste de la petite Maria et la spontanéité de sa mère. Le film devient alors exemplaire d’une mutation que connaît déjà le néoréalisme : le réalisme social initial se transforme, par la présence de l’enfant, en vision poétique de la société iatlienne. Car c’est bien par Maria que se racontent les espoirs déchus d’une classe sociale pas totalement résignée mais déjà habitée par l’idée d’un désenchantement.
Bellissima catalyse sa force dans la représentation d'un réel dévoilé et transparent qui laisse enfin poindre ce que les espoirs ont dissimulé jusque-là. Le film revendique un attachement de l’individu à sa condition : au gros plan des émotions, figure de la singularité, suivent des plans moyens, des plans larges ou des plans d’ensemble qui universalisent le propos bien sûr, mais constituent autant d’incarnation de l’inéluctable. Le découpage réinvestit sans cesse une vérité liée à un respect structurel de la société. Impossible d’échapper à sa condition.
La mère et sa fille sont les édifiants arguments d’une inexorable logique sociétale. Plus que les filmer, Visconti semble les suivre, les accompagner dans leur élan. Les deux protagonistes traversent les salles et les étapes de ce casting à taille inhumaine pour mieux en dénoncer la vanité et déchirer le tableau. Les références picturales classiques ne manquent d'ailleurs pas, renforçant cette impression de formalisme étouffant. La scène de l'atelier de photographie où se pressent avec une suffisance naïve les filles en robes de danseuses, entourées de multiples miroirs, dessine le décor des Ménines de Velasquez. Tout comme la séquence du cours de danse qui n'est pas sans rappeler les œuvres de Degas sur l'opéra. Mais dans cette historicité de l'image apparait soudain Maria, tout en joie ou en pleurs, et sa mère, ahurie, elle, face à la lente cruauté de tout ce cérémonial. Au cinéma italien formel, Visconti oppose le souffle vif et le rire d'enfant du néo-réalisme. Même si, dupe de rien, le cinéaste peint aussi la fin de l’espoir d’une catégorie d’individus.
Il y a quelque chose qui relève de la transmission dans Bellissima. Maria et sa mère Maddalena agissent comme deux temporalités qui cheminent côte à côte afin de permettre au spectateur de confronter deux réalités habitées de principes différents. Maddalena appartient au passé, aux espoirs levés par le néoréalisme tandis que Maria, la fille, s’inscrit dans un présent, voire un futur, conscient de la fin des utopies qui ont stimulé la génération précédente.
Une telle approche du sujet ouvre sur une œuvre qui ne cessera de représenter le mal-être inhérent à différentes classes sociales, certaines dépossédées de leur pouvoir (aristocratie) ou d’autres maintenues dans leur rôle (prolétariat). Visconti livre avec Bellissima une œuvre qui n’est ni plus ni moins qu’une fresque sociale qui a pour but d’explorer les incidences de l’histoire sur les destinées individuelles. Ainsi donc, Bellissima, comme le seront les œuvres futures et comme l’étaient déjà à leur manière les deux films précédents de l’auteur, se caractérise par la verve critique de son propos puisqu’il s’applique à démontrer combien l’appartenance sociale détermine un comportement avec lequel tout individu devra composer sans jamais pouvoir échapper au sort que lui réserve la société dans son ensemble.
Crédit Image : © Film Bellissima / DR / Les Films du Camélia