Splitscreen-review Image de L'inondation d'Igor Minaiev

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L'inondation

Publié par - 3 mars 2024

Catégorie(s): Cinéma, Critiques

Déjà remarqué au travers de ses productions antérieures, centrées pour la plupart sur un traitement des aspirations dévoyées d'un régime soviétique en décalage avec sa jeunesse et ses idées, Igor Minaiev revient ici, avec L'inondation, nous présenter dans les rues pétersbourgeoises le tragique d'un couple au milieu des années 20 de l'après révolution bolchévique. Immersion qui est autant un prétexte au discours politique à l'échelle de l'individu que le traitement d'une représentation éminemment russe des personnages et des relations, du fantasmagorique gogolien au profond Dostoïevski.

Minaiev, à l'instar de Mars Froid (1988) ou Rez-de-chaussée (1990) par exemple, réinvestit dans son long-métrage une unité de lieu et d'acteurs comme décors de prédilection de ses sujets entre intimisme et discours social. Sofia et Trofim Ivanovitch constituent un couple prolétaire typique sous tous rapports dont la plus grande peine est de ne pouvoir avoir d'enfant. Difficulté résolue avec l'apparition de Ganka, jeune orpheline de 13 ans à peine sortie du deuil de son père.

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Le couple "adopte" la jeune fille et s'ensuit, dans ce huis-clos sis entre 4 murs délavés, le développement des frustrations et violences d'une famille de fortune, regroupée par le hasard des circonstances et par les misères de leur temps. Une famille où tout se joue dans la promiscuité et dont la structure, aussi instable et perverse que celle du régime qui l'englobe, annonce son propre délitement. Un état d'urgence auquel se superpose la crue de la Neva menaçant de plonger la ville sous les eaux.

Tout ce drame se joue dans un faubourg de Petrograd, dont l'atmosphère et l'aspect sinistre ne sont pas sans rappeler l'esthétique des peintures de scènes de vie de Répine ou l'approche tout en fantastique des nouvelles de Nicolas Gogol. Les rues sont, par leur aspect inquiétant et brumeux, des espaces d'expression et d'incarnation de la société russe de l'époque. Tout en gardant sa part de mystère, Petersbourg est un théâtre où circule les ombres de la vieille ville, les vestiges d’un tsarisme de bronze rouillé, sur lequel se superposent le pas las des ouvriers du "progrès soviétique" et les vivats répétitifs et mécaniques de leurs manifestations de drapeaux rouges.

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Peu importe sous la conjoncture, Petrograd est fantomatique, désincarnée et froide à l'image des désillusions politiques et sociales qu’éprouvent ses habitants. Une esthétique de glace et de feu prédomine alors, entre misère bleue froide et le rouge de l'industrie dévorante. Les personnages évoluent dans des extrêmes inconciliables, au cœur d'un pays qui, tout en s'appuyant sur les fondations croulantes de son histoire, se jette à corps perdu dans une fuite en avant technique. Il n'est pas anodin de voir dans la posture de certains personnages (le père de Ganka mort ou parfois Sofia dans son lit, dormant) un rappel de la Lamentation sur le Christ mort de Mantegna, comme indice d'une génération martyre, sacrifiée.

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Sofia et Trofim évoluent alors parmi ces ombres et avec l'inquiétude d'une Neva dont le niveau ne fait que monter. L'inondation est un film de la crise, de l'attente d'une rupture imminente, symbolisée par ce trop-plein littéral d'eau. Le long-métrage se structure sur ce que signifiera ce point de non-retour, sur ce qui résultera de cette inondation. Inondation d'un fleuve, il est aussi débordement politique, émotionnel et amoureux. Minaiev met en jeu dans ce récit une complexité de sentiments, de mal-être et d'angoisse qui n'attend que son temps d'expression. De là une mise en scène tout en enfermement, dont l'immobilisme n'est pas sans rappeler le cinéma de Dreyer par exemple, et qui se couple d'une profondeur de champ évocatrice. L'appartement est souvent un plan fixe où se déroule le quotidien routinier, l'inexorable passage de vie des personnages.

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En cela un rapport au temps presque palpable devient constitutif du film. Il est écoulement, conscience de son propre passage et de sa vacuité (le nombre de scènes de travaux manuels, de déplacements et d'actions quotidiennes est conséquent en ce sens), emportant les figures du récit comme des automates résignés ne faisant que sporadiquement l'expérience de leur conscience.

D'où, donc, un besoin d'échappatoire, une angoisse existentielle qui cherche sa résolution, de façon plus ou moins saine (Sofia tente de se faire valoir comme mère auprès de Ganka, celle-ci se mire dans une volupté de plus en plus affirmée tandis que Trofim entame avec elle une relation pédophile). Les personnages, de leur mal-être, tirent des comportements et des attitudes destructrices et irrémédiables, par lesquels ils cherchent, en se condamnant, une issue à leur situation. Autant dire que Dostoïevski n'est jamais bien loin... De son Crime et Châtiment, Minaiev reprend tous les tropes, du processus de culpabilisation et d'introspection au mode opératoire même du meurtre (la hâche), à la seule différence que d'un Raskolnikoff miséreux, le réalisateur passe à Sofia, une femme introvertie dont la jalousie reste le seul exutoire de son mal-être.

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Ainsi, dans son film, les personnages de Minaiev se font et se défont sans cesse, comme autant de figures éphémères et transitoires. Le réalisateur dresse des portraits sociaux, de société et ancrés dans un lieu de tous les changements et de toutes les transformations : la Russie soviétique des années 20. Période de transition autant que de désillusion pour Sofia et Trofim, qui répondent à la violence sourde du régime par une violence intime personnelle. En ce sens, L'inondation devient le film de la cause et de la conséquence : d'une situation politique répressive et empêchant les individus à plusieurs niveaux découle une violence cathartique (le meurtre de Ganka) où ce qui est éliminé incarne par défaut la cause de tout mal-être. Ressort psychologique majeur, qui explique ensuite l'accouchement de Sofia. En se débarrassant de cette jeune fille et de ce qu'elle symbolisait, elle peut donner vie à sa personne (de là à dire qu'elle "devient" femme, peut-être...), évacuer enfin ce qu'elle est (au sens littéral).

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Crédit photographique : Copyright Les Films du Camélia

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