Splitscreen-review Image de Remorques de Jean Grémillon

Accueil > Cinéma > Remorques

Remorques

Publié par - 10 mars 2024

Catégorie(s): Cinéma, Sorties DVD/BR/Livres

À l’évocation du cinéma français des années 1930, il y a fort à parier que la cinéphilie citera spontanément Renoir, Duvivier, Carné, éventuellement Pagnol ou Allégret mais, curieusement, il est une personnalité qui échappera certainement aux réponses impulsives de l’amateur, c'est Jean Grémillon. Et c’est d’autant plus curieux que l’auteur faisait, autour de lui, l’unanimité. Le problème, sans doute, c’est qu’il en va tout autrement de la considération de ses films. Et pourtant, que reprocher à Gueule d’amour ? À L’étrange Monsieur Victor ? À Remorques (dont il sera ici question) ? À Lumière d’été ? Et Le ciel est à vous ? Alors quoi, ces œuvres ne suffiraient-elles pas à gagner l’estime, à défaut d’une postérité sans faille, des passionnés ? Il semblerait que non. Même aujourd’hui, encore. Alors cette édition Blu-ray proposée par Carlotta Films (image superbe et, pour son supplément le plus intéressant, préface de Toubiana qui tend vers l’essentiel) laisse augurer, pourquoi pas, une réévaluation probante de l’œuvre.

Splitscreen-review Image de Remorques de Jean Grémillon

Le manque de reconnaissance qui entoure Grémillon est assez similaire à celui qui accompagne les carrières de cinéastes qui n’ont pas souhaité (sinon auraient-ils sans doute réalisé d’autres films) être associés à des courants, à des écoles ou à des modes. Plusieurs raisons pourraient esquisser une ébauche d’explication concernant Grémillon : une stylistique indistincte, une mise en scène brute et sans fard, une esthétique de la simplicité et la présence d’un certain mysticisme à l’heure où les récits font la part belle à deux formes de réalisme très en vogue dans les années 1930, le réalisme poétique et le réalisme social. Ne pouvant être classé et catalogué, Grémillon résiste donc aux étiquettes que la cinéphilie aime accoler aux cinéastes adulés ou non. Alors Grémillon traverse le cinéma français dans une relative indifférence. Relative car, au fil du temps, des voix se sont élevées pour souligner la grandeur de l’œuvre (repérable au moins dans les films cités plus haut).

Splitscreen-review Image de Remorques de Jean Grémillon

Un paradoxe naît à la lecture des éléments évoqués ci-dessus pour expliquer le relatif manque de reconnaissance de Grémillon et cela touche au réalisme. Car le cinéma de Grémillon est réaliste. Mais il s’affiche en d’autres territoires que ceux parcourus par les œuvres de Renoir, de Pagnol ou de Duvivier, territoires qui ont pu, pour certains spectateurs, définir une approche archétypique du réel. Chez Grémillon, le réalisme passe par la caractérisation de ses personnages. Nul spectateur ne saurait, pour recentrer notre propos sur Remorques, questionner l’évidence du jeu de chacun. Gabin, par exemple, interprète André Laurent, le commandant du Cyclone, un remorqueur, de manière tout à fait crédible même si son personnage sera traversé d’interrogations plus intimes. Et il en va de même avec l’équipage du Cyclone : Charles Blavette dans le rôle de Tanguy, le second, idem avec Fernand Ledoux dans le rôle de Kerlo, le maître d’équipage ou encore avec Jean Dasté dans le rôle du radio. Tous nourrissent une vraisemblance inattaquable. Les rôles féminins, quant à eux, diffèrent cependant quelque peu. Car si Madeleine Renaud dans le rôle d’Yvonne, l’épouse du commandant Laurent ou Michèle Morgan dans le rôle de Catherine s’affirment dans un certain naturalisme, ce dernier diffère cependant de celui des hommes.

Splitscreen-review Image de Remorques de Jean Grémillon

Si, pour les rôles masculins, le réel se matérialise à travers la pratique d’une profession, les personnages féminins se distinguent par ce qu’ils divulguent sur la nature profonde des hommes en général et d’André Laurent en particulier. Madeleine Renaud et Michèle Morgan campent des personnages qui se répondent de manière symétrique, donc opposée. Toutes deux, dans leur différence, et par conséquent dans leur complémentarité, servent de révélateur aux maux indescriptibles vécus par André Laurent, le commandant du Cyclone. C’est que l’implication professionnelle de chacun est sans partage. La profession est un engagement, une mission et un sacrifice qui nécessitent une disponibilité de tous les instants. La vie des hommes est leur profession. De ce fait, il est logique que la réalité peinte par Grémillon se traduise par la description sans concession des rôles de chacun sur le Cyclone.

Pour sortir du schéma dans lequel est confiné le commandant Laurent : sa femme Yvonne se soumet aux impératifs de la mer et des sauvetages. Elle s’efface et les quelques élans sentimentaux (jugés trop envahissants dans certains commentaires sur l’œuvre) se jaugent en comparaison des excès de l’océan. Le large, l’Atlantique et ses humeurs, ses caprices abusent de la patience du commandant Laurent et de son épouse. Cela se vérifie dès que le commandant regagne la terre ferme après chaque mission. Et puis quelque chose déraille dans les propos de son épouse : une tonalité ? Un mot qui renouvelle le vocabulaire employé habituellement pour les suppliques adressées à son époux ? Toujours est-il que lors d’un sauvetage chaotique en bien des points, une femme venue de nulle part, si ce n’est de la mer, s’invite dans la cabine du commandant. Une sirène ? Un double d’Yvonne plutôt. En tout cas, une apparition.

Splitscreen-review Image de Remorques de Jean Grémillon

La sirène, la femme venue de l’océan, c’est Catherine (Michèle Morgan). Elle est l’épouse du fourbe Marc (Jean Marchat), le commandant du Mirva, le navire en perdition que le commandant Laurent et son équipage sont venus sauver. La muflerie de Marc incite Catherine à rejoindre un canot affrété par quelques matelots stupéfaits de l’irresponsabilité de leur commandant pendant le sauvetage. L’océan est démonté et l’équipage du Cyclone a toutes les peines du monde à récupérer les occupants de la barque. La rencontre est aussi soudaine qu’improbable.

Plus tard, une fois au port, Catherine et le commandant se revoient. C’est alors que se produit une sorte de miracle : Catherine, figuration idéalisée d’Yvonne, incite le commandant Laurent à entreprendre ce que ce dernier promet à Yvonne depuis quelques temps déjà : quitter la mer, acquérir une maison, passer du temps ensemble, enfin. Catherine devient une projection, un ectoplasme, un rêve éveillé. Catherine surgit de nulle part et disparaitra de la même manière. Du fantôme, Catherine possède cette faculté à s’affranchir des barrières que les réalités physiques du monde imposent aux communs des mortels : embarquement sur le canot que personne n’a vu venir, présence dans la cabine d’André Laurent, réapparitions ultérieures, etc. Catherine passe son temps à apparaître et à s’évanouir brusquement. Elle est aussi un élément filmique (bien au-delà des évocations de films qui réunirent avant Remorques le couple Gabin – Morgan ; Quai des brumes de Marcel Carné en 1938 et Le récif de corail de Maurice Gleize en 1939) qui permet au personnage de Laurent d’expérimenter le champ des possibles promis à Yvonne. Mais comment revenir au réel après avoir connu l’extase surnaturelle de l’absolu ?

Splitscreen-review Image de Remorques de Jean Grémillon

C’est ainsi que le réel tirera le commandant Laurent de sa rêverie pour lui rappeler l’essentiel : les hésitations, les tergiversations trahissent l’incapacité de Laurent, lui qui ne cesse de prendre des décisions radicales et toujours justes dans l’exercice de sa profession, à se satisfaire de la réalité qui échappe à ce qu’il est en mesure de contrôler. Les sentiments ne sont donc pas faits pour Laurent. Il doit faire l’expérience de l’immatériel, du songe éveillé, du fantasme, c’est-à-dire d’une immatérialité qui le travaille de l’intérieur pour enfin déterminer avec simplicité à quelle réalité le commandant appartient. Lui restent alors l’océan, le travail, le rôle qu’il maîtrise le mieux, celui d’un commandant de remorqueur qui finalement ne comprend les réalités terrestres que lorsqu’elles se situent en mer.

Splitscreen-review Image de Remorques de Jean Grémillon

Crédit photographique : REMORQUES © 1941 SEDIF. TOUS DROITS RÉSERVÉS

SUPPLÉMENTS

. PRÉSENTATION DU FILM PAR SERGE TOUBIANA (6 mn)

. L’ŒIL DU CYCLONE (23 mn – HD)

Partager