Splitscreen-review Image de Kuroneko de kaneto Shindo

Accueil > Cinéma > Coffret Kaneto Shindō

Coffret Kaneto Shindō

Publié par - 17 mars 2024

Catégorie(s): Cinéma, Sorties DVD/BR/Livres

De tous les grands cinéastes japonais, Kaneto Shindō demeure l’un des moins connus en Occident. Il y a bien eu Les enfants d’Hiroshima (1952) qui éveilla quelques curiosités. Ou, plus sûrement encore, L’île nue (1960) qui, par son austérité apparente, par ailleurs en totale adéquation avec le propos filmique, recueillit un succès d’estime. Et puis c’est tout, ou presque. Pourtant, d’autres œuvres du cinéaste auraient mérité d’être observées à leur juste valeur. De ce point de vue, les « reprises » (ressorties en salle) permettent de revisiter des films parfois mal accompagnés ou injustement considérés lors de leur présentation initiale au public.

C’est sur ce registre que se positionnent des distributeurs précieux pour s’opposer à une logique de pure consommation de l’image cinématographique. Ainsi, Potemkine Films s’est risqué à sortir en salle à l’automne dernier, dans de très belles copies, deux films de Kaneto Shindō (Onibaba et Kuroneko) avant de les éditer ce printemps en vidéo. La chance du cinéphile contemporain est incommensurable. Loin est le temps où l’amateur de cinéma, avide de découvertes ou simplement désireux de voir tel ou tel film d’un cinéaste, devait, afin de rassasier sa soif de connaissance, traverser la France (ou se rendre à l’étranger) pour assister à des projections parfois uniques de films considérés comme « invisibles ». Aujourd’hui, les films sont distribués en région et la vidéo, même si cela nous éloigne de l’expérience en salle, assure une diffusion plus vaste encore.

Splitscreen-review Image de Onibaba de Kaneto Shindo
Onibaba de Kaneto Shindō

C’est ainsi qu’Onibaba et Kuroneko nous parviennent. Les deux œuvres sont enthousiasmantes : inventivité technique, travail plastique, reconsidération de légendes ou de récits traditionnels à l’aune de la modernité recherchée et affichée dans les années 1960… Les deux films rappellent que Kaneto Shindō a commencé sa carrière sous l’influence de Kenji Mizoguchi. Assistant décorateur pour la Shōchiku, c’est en 1941 que Kaneto Shindō se distingue par son travail sur les décors de La vengeance des 47 ronins de Mizoguchi. Conscient des qualités narratives et formelles de celui qu’il a toujours considéré comme son maître, Shindō fait le choix de demeurer dans le périmètre créatif de Mizoguchi. Bien lui en a pris. Kaneto Shindō scénarisera, à partir du milieu des années 1940, des œuvres importantes de Kinoshita (Le mariage : 1947, Le fantôme de Yotsuya : 1949), de Mikio Naruse (La danseuse : 1951), de Kōzaburō Yoshimura (Le bal de la famille Anjo : 1947, Le roman de Genji : 1951) et bien sûr de Kenji Mizoguchi (La victoire des femmes : 1946, Flamme de mon amour : 1949). Kaneto Shindō passe à la réalisation en 1951 et, rapidement, un style fait de virtuosités techniques mises au service d’un propos cru et sans afféteries sur le Japon se dessine. Le cinéaste s’affirme et les deux films qui nous sont proposés ici en témoignent.

Splitscreen-review Image de Kuroneko de kaneto Shindo
Kuroneko de Kaneto Shindō

Onibaba repose sur un récit conditionné par un environnement que la mise en scène décrit de manière minutieuse. Au bord d’un lac, dans une zone marécageuse, vivent deux femmes d’âges différents dans une cahute cachée par les roseaux. Elles vivent seules dans l’attente du retour du fils de l’une (Nobuko Otowa) qui est aussi le mari de l’autre (Jitsuko Yoshimura). Elles vivent de méfaits. Elles tuent des samouraïs égarés qui fuient la guerre. Elles les dépouillent de leurs armures et de leurs armes avant de les pousser dans un trou qui établi un lien entre la surface terrestre et l’inframonde. Un jour revient de la guerre Hashi (Kei Satō), voisin de galères, voisin de combines et contemporain du fils disparu. Il n’en fallait pas plus pour que tout se dérègle : les désirs inassouvis deviennent tourments. La belle-mère, dévorée par la jalousie (la jeune est plus désirable aux yeux d’Hashi), adopte une attitude qui donne tout son sens au titre que l’on pourrait traduire par Vieille sorcière. Les roseaux sont filmés comme une frontière physique qui sépare les êtres, les femmes de l’homme et les habitants du bord du lac du reste du monde. La présence matérielle du vent sur les roseaux amorce un changement. Les rapports entre les êtres relèvent d’un équilibre qui ne demande qu’à devenir instabilité. Et puis la chaleur, véritable retranscription des désirs partagés, s’installe.

Splitscreen-review Image de Onibaba de Kaneto Shindo
Onibaba de Kaneto Shindō

 

L’espace file donc la parfaite métaphore de ce qui anime en profondeur les personnages. Puis, la force des pulsions incontrôlables prend le pas sur un récit qui pouvait se considérer jusqu’ici sous l’angle unique d’une étude de mœurs. Une étude certes complexe puisque la nudité s’affiche ouvertement à l’écran. Ce qui est rare dans une œuvre associée, par son sujet (l’action se déroule au XIVème siècle), à un univers filmique singulier, le jidai-geki (terme qui définit des drames historiques ou médiévaux adaptés au théâtre ou au cinéma) tout en empruntant à un genre aussi codifié que le chanbara (film de sabre japonais).

Le récit d’Onibaba bifurque à nouveau avec l’arrivée d’un samouraï qui porte un masque qu’il ne peut enlever. Le masque n’est pas n’importe lequel, c’est celui de Hannya, célèbre personnage du théâtre Nô. Hannya, dans ses apparitions théâtrales, est la représentation d’une transformation. Celui d’une femme, initialement jeune et belle, qui sous l’emprise de la haine et de la jalousie devient un monstre. Vient à l’esprit de la vieille une idée pour dissuader sa belle-fille de se laisser aller à des ébats charnels. Elle récupère le masque et le porte à la nuit tombée pour laisser imaginer à sa bru qu’elle finira en enfer si elle s’adonne aux plaisirs de la chair. Onibaba se métamorphose et devient un film d’horreur. Le film accepte alors d’explorer tous les territoires métaphoriques que le genre suggère.

Splitscreen-review Image de Onibaba de Kaneto Shindo
Onibaba de Kaneto Shindō

Le masque devient une figure de l’enfermement. La vieille ne peut plus l’enlever. Le masque et le visage de la vieille fusionnent. Le masque révèle un tempérament, un état d’âme. La vieille, devenue Hannya, apporte du concret à la monstruosité latente d’un personnage qui, à l’image des origines théâtrales du masque, devient un archétype. La vieille incarne une fracture sociétale intergénérationnelle. Le masque est un commentaire sur le réel d’une époque que la modernité des corps exhibés dans le film actualise au point d’occulter la dimension mythologique du propos. Onibaba, petit à petit, d’un sujet classique sis dans une époque historique précise glisse vers la réflexion ouvertement critique sur la société japonaise. Ainsi, Onibaba est à entendre et à voir comme une ébauche de démantèlement d’un genre cinématographique et, à travers celui-ci, de l’importance de la tradition dans la culture japonaise.

Car le visage de la vieille, orné ou non du masque d’Hannya, devient l’image de ce que le passé comportait comme matières aptes à autoriser l’émergence du pire. Onibaba s’inscrit donc comme une œuvre pionnière dans l’entreprise de déboulonnage des idoles ou dans la démythification d’une histoire qui s’est forgée dans la glorification de principes qui, interprétés avant d’être appliqués, ont conduit le Japon sur une voie où pouvait se justifier l’inacceptable.

Splitscreen-review Image de Onibaba de Kaneto Shindo
Onibaba de Kaneto Shindō

En ce qui concerne Kuroneko, film réalisé en 1968, l’approche est plus limpide. Le film s’inscrit dans l’évidence animiste d’une cohabitation entre le monde des esprits et le réel. Le film réinterprète à sa manière une légende (Le chat-vampire de Nabeshima) pour composer un récit brillamment organisé. Le plus surprenant, même pour le spectateur occidental, c’est que le film répond à une forme de logique. De la sophistique initiale, contredite par le retour à la normale que le film orchestre, ne reste, une fois le narratif totalement déployé, qu’un truisme que Kuroneko exposera contre toute attente.

La légende du chat-vampire de Nabeshima raconte une substitution. Celle de la favorite du prince Nabeshima qui se fait attaquer en pleine nuit par un chat noir. Ce dernier tue la jeune femme et s’en va l’enterrer dans le jardin. Le chat prend ensuite l’apparence de la jeune femme au point de lui ressembler à la perfection et de boire le sang du prince nuit après nuit. Il faudra la clairvoyance d’un soldat pour mettre fin à la macabre attitude du chat-vampire. Héritée du shintoïsme, la légende se charge d’une dimension qui s’immisce sur le territoire de l’opposition nature et culture.

Splitscreen-review Image de Kuroneko de kaneto Shindo
Kuroneko de Kaneto Shindō

 

Dans Kuroneko, Kaneto Shindō se réapproprie la légende pour en faire une parabole qui ausculte le rapport entre les hommes et les femmes. Deux femmes d’âges différents (encore) vivent esseulées après le départ pour la guerre de Gintoki (Nakamura Kichiemon II) le fils de la plus âgée (Nobuko Otowa) et mari de la plus jeune (Kiwako Taichi). Un jour, les deux femmes sont violées et tuées par un groupe de samouraïs ivres. Les corps sont abandonnés au milieu des flammes de leur maison mais ils demeurent intacts lorsqu’un chat noir apparaît et vient lécher les plaies apparentes sur les deux femmes. Celles-ci se réincarnent en formes spectrales mi-femmes, mi-chats. Elles décident alors, pour se venger, de tuer tous les samouraïs.

Splitscreen-review Image de Kuroneko de kaneto Shindo
Kuroneko de Kaneto Shindō

Symboliquement, les deux esprits ciblent leurs victimes futures à proximité d’une porte célèbre dans le cinéma japonais, la porte de Rashō à Kyoto. Frontière urbaine, jamais fermée, la porte était une ligne de démarcation entre l’univers citadin et l’inconnu, entre la ville et la nature située de l’autre côté de la porte. Là, les deux femmes charment les hommes et les entraînent dans leur antre, une demeure splendide, au milieu d’une bambouseraie. Le trajet depuis la porte jusqu’à la maison des deux femmes n’est qu’enivrement au littéral comme au figuré. Difficile ici de ne pas songer à l’épisode de dame Wakasa dans Les contes de la lune vague après la pluie de Mizoguchi. Mêmes illusions, mêmes croyances, même suffisance dans le comportement du masculin. Mais si le leurre fonctionne chez Mizoguchi, l’illusion laisse paraître quelques indices que l’œil avisé doit savoir analyser dans Kuroneko. Ce qui ajoute à la fatuité du masculin. Le plus évident réside dans le traitement visuel de l’arrière-plan. Pour se rendre vers le lieu où la vengeance doit s’accomplir, le spectre de la plus jeune des femmes et ses proies traversent une forêt de bambous. Pendant le trajet, en arrière-plan, la forêt semble s’animer. L’évocation shakespearienne, mais aussi japonaise (Macbeth fut adapté par Akira Kurosawa en 1957 dans un film intitulé Le château de L’araignée), est évidente. Lorsque la forêt vient aux hommes, ceux-ci sont perdus. L’utilisation du clair-obscur dans un noir et blanc somptueux inscrit l’œuvre dans un schéma de film propice à l’émergence de la fable et de la morale qui l’accompagne. La modernité, selon Kaneto Shindō, passait, dès les années 1960, par une redéfinition des rapports entre les hommes et les femmes. Un éclairé ? Non, juste un homme lucide et conscient des défauts de son monde et de son temps.

Splitscreen-review Image de Kuroneko de kaneto Shindo
Kuroneko de Kaneto Shindō

Crédit photographique : © 1964/1968 - Toho Company / Copyright Potemkine Films

 

Suppléments :
Onibaba
"Le Masque de la démone", une analyse de Stéphane du Mesnildot (2023, 6')
Portrait de Kaneto Shindō par Clément Rauger (2023, 36')
Bande-annonce

Kuroneko
"La Malédiction des femmes-chat", une analyse de Stéphane du Mesnildot (2023, 7')
Portrait de Nobuko Otowa par Pascal-Alex Vincent (2023, 18')
Bande-annonce

Partager