Splitscreen-review Image de Dersou Ouzala de Akira Kurosawa

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Dersou Ouzala

Publié par - 21 mars 2024

Catégorie(s): Cinéma, Critiques

Souvent furent comparées les œuvres de John Ford et d’Akira Kurosawa. Fort justement la question du rapport entre la culture et la nature a été pointée comme un rapprochement entre les deux auteurs. Mais toute proximité, surtout lorsqu’il s’agit d’évoquer des artistes de cultures différentes, mérite d’être précisée sous peine de vulgariser des œuvres qui ne le méritent pas. Ford s’inscrit dans une logique représentative qui confond volontairement mythologie et histoire. L’œuvre fordienne est une émanation culturelle qui fait écho à une histoire transfigurée par un imaginaire qui fut le champ matriciel de toute une iconographie, y compris cinématographique. C’est que l’Amérique, dès sa constitution, développe une appétence pour la représentation de l’utopie qui la fit naître. À tel point que cette dernière est devenue l’incarnation même de l’histoire de cette nation. Dans l’imaginaire filmique américain, le rapport de l’homme à la nature décrit d’abord la domestication d’un territoire, en évoque les motivations théologiques, mythologiques puis politiques avant de justifier l’expansion économique qui a suivi.

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Si la figuration de la nature dans le cinéma de Ford répond à la volonté de modéliser un processus historique en mythifiant l’édification d’une nation, il en va différemment dans le rapport que l’homme entretient avec l’élément naturel chez Akira Kurosawa. Dersou Ouzala, le film qui nous préoccupe ici, en est une parfaite illustration. Chez Kurosawa, la nature n’est pas une épreuve qui s’inscrit dans une recherche de cohésion individuelle ou collective, elle n’est pas non plus un obstacle à franchir dans le cadre d’une progression, elle n’est pas plus un espace à conquérir pour satisfaire un élan personnel ou communautaire. L’animisme et le shintoïsme, phénomènes culturels et spirituels inévitables lorsqu’il s’agit de penser l’homme dans le monde pour les Japonais, déterminent un rapport à la nature qui est systématiquement teinté par la condition humaine. La nature se représente et se pense à partir de l’humain, de ce qu’il vit, de ce qu’il ressent, de ce qu’il pense et de ce qu’il formule comme spéculations mystiques ou intellectuelles.

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Dans Dersou Ouzala, la nature est un espace représentatif conditionné par le regard de deux individus aussi différents que, finalement, complémentaires : Vladimir Arseniev (Iouri Naguibine), topographe de son état et Dersou Ouzala (Maksim Mounzouk), un chasseur golde. Le film est d’abord et avant tout une histoire d’amitié. Un lien improbable se noue entre deux êtres que tout oppose : le topographe chargé de cartographier la Sibérie (Arseniev) et un chasseur (Dersou). L’un est le pur produit d’une intelligentsia tandis que l’autre est tout en intuition, en ressenti. Dersou ne communique pas avec la nature, il est la nature, il en fait partie. Ainsi, l’élément naturel n’est jamais filmé comme un décor au sens littéral du terme. La nature, l’espace représentatif et ce que le cadre filmique nous en montre sont toujours subordonnés au regard des protagonistes. La nature est un miroir.

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Son rôle est précis dans le film. Il s’agit de rendre compte de ce qui naît entre les deux hommes qui apprennent à s’apprivoiser. Dersou résiste à toute rationalité qui serait le fruit d’un apprentissage culturel. Ses réflexions se nourrissent de sa lecture des événements, d’un décryptage incessant de ce qui constitue l’univers sibérien. La nature n’a pas de secret pour lui, c’est une question de survie. La Sibérie est un monde hostile où l’homme n’y est pas le bienvenu. Les dangers abondent au point de constituer une forme de normalité, une somme de péripéties qui composent le quotidien. L’observation du végétal, du minéral, de l’animal et de leur interaction avec les phénomènes climatiques détermine le comportement adopté par Dersou. Pour Arseniev, démuni et inaccoutumé à subir les effets de la nature, le milieu est hostile, forcément. Le spectateur comprend assez vite comment et pourquoi l’attitude de Dersou fascine Arseniev. Il y a en lui un mystère. Une forme de considération du monde qui échappe à tout cartésianisme. Et pourtant. C’est que la logique à laquelle répond Dersou n’est pas celle qui est érigée en valeur collective par le civilisationnel. Dersou est un autre, dans tous les sens du terme. Et sa différence est ce qui le rend précieux.

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Le mystérieux qui entoure Dersou occupe très vite les pensées du spectateur car les cadres de Kurosawa ne cachent rien. Tout est là, sous nos yeux. Tout se perçoit mais nous ne voyons pas, ou mal. Il nous faut nous plier à une logique expressive qui répond à d’autres codes que ceux qui définissent ce qui fait sens dans l’image. Cette dernière, nous l’avons dit, s’indexe sur le regard humain : celui d’Arseniev d’abord puisque c’est par lui que nous entrons dans la fiction (même s’il s’agit d’un récit construit à partir des carnets du véritable Arseniev). Puis, nous sera donnée l’occasion de vérifier ou d’éprouver comment Dersou influe sur Arseniev et réciproquement. Un échange de connaissances se produit sous nos yeux sans que le film ne le souligne. Il nous faut décrypter. Il revient au spectateur d’inventorier le contenu des plans, de la nature des cadrages aux expressions atmosphériques sujettes aux volontés des éléments en passant par les mouvements de caméra qui invitent à une participation active pour mesurer le sentiment amical mutuel qui se développe.

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Le spectateur, à l’image de Dersou d’abord puis d’Arseniev qui assimile les leçons dispensées par le chasseur, suit une progression que l’image retranscrit assez fidèlement. Le déchiffrage qui nous concerne est celui de la naissance d’une amitié qui se solidifie au fil du temps en raison de la réciprocité d’un intérêt partagé par les protagonistes. Le film est aussi la retranscription d’une fusion parfaite entre l’inné (Dersou) et l’acquis (Arseniev et le spectateur). C’est justement l’intérêt pour l’autre qui est à l’origine de liens indéfectibles entre les êtres, c’est là que se trouve un sens commun, dans la matérialité d’un regard, d’un propos, d’un geste qui est aussi et surtout celui d’un film.

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Crédits photographique : Copyright Splendor Films

 

 

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