L'antilope d'or, La renarde et le lièvre
Publié par Déan Busancic / Stéphane Charrière - 29 mars 2024
Après le succès rencontré par la diffusion de quelques courts-métrages d’animation soviétiques qui gravitaient autour du film de Youri Norstein intitulé Le petit hérisson dans la brume, Malavida Films distribue deux nouveaux films courts réunis en un programme : La renarde et le lièvre de Youri Norstein et L’antilope d’or de Lev Atamanov. Il serait réducteur de ne considérer les deux œuvres que sous l’angle de la curiosité ou du divertissement proposé aux enfants. Il suffit en effet de peu d’images pour comprendre que nous avons affaire à des films nourris de plus amples ambitions.
La renarde et le lièvre ouvre le programme. Pour bien comprendre les enjeux du film, il est bon d’en préciser la nature technique. Le film a été conçu en animation de papiers découpés. Si La renarde et le lièvre a été réalisé en 1973, la technique utilisée s’inscrit dans une longue histoire de l’animation soviétique. À la fin de la Seconde Guerre mondiale, l’économie soviétique est au plus bas et consacre l’essentiel de ses ressources à la reconstruction d’infrastructures partiellement ou totalement détruites lors du conflit. Le cinéma n’est, dans un premier temps, pas une priorité. Le cinéma d’animation encore moins. Toutefois, quelques cinéastes utiliseront des matériaux à bas coût et faciles à se procurer pour pratiquer leur art. Papiers, marionnettes, dessins, cartons, tissus, etc. ont la faveur des créateurs. Le manque de malléabilité de ces matériaux, d’abord perçu comme une contrainte, se transforme, devant l’habileté et l’ingéniosité des animateurs, en véritable stylistique. Les conditions imposées par les matériaux (mobilité réduite, fluidité des gestes restreinte) nécessitent une adaptabilité des artistes et une réinvention de leur manière de raconter. De plus, il faut, lorsqu’on fait du cinéma d’animation, surmonter deux épreuves. Il y a dans un premier temps l’écueil lié aux problématiques du cinéma en général (capter l’attention du public, le séduire, le convaincre de s’embarquer dans une histoire, lui faire accepter une réalité nouvelle, etc.) et puis il faut aussi s’affranchir d’un obstacle propre au cinéma d’animation celui-là : crédibiliser des personnages qui n’appartiennent pas au monde du vivant auxquels le spectateur pourra s’identifier.
Pour résoudre les équations qui se présentent alors à eux, les cinéastes soviétiques vont donc penser une animation qui minimalise les décors en arrière-plan sans pour autant nuire à leur intérêt. Pour cela, sera privilégié un graphisme largement teinté de picturalité. Une approche artistique est née et se déploie à partir d’un fonctionnement, d’une rythmique et d’une stylistique uniques. C’est à cette logique que le cinéma de Youri Norstein s’associe.
L’adoption du principe technique rejoint en quelques points un matérialisme qui sert une vision politique et une éthique. La renarde et le lièvre participe d’une désacralisation du phénomène artistique et rejoint certaines interrogations qui ont traversé l’art contemporain, notamment la question du beau dans l’art. Ce n’est pas la qualité visuelle de la représentation qui valorise le film mais l’inventivité qui accompagne l’usage des procédés. Norstein réinvestit la simplicité d'une mise en scène où le discours est performatif : à la fois moteur du récit comme dans tout conte et qui, en même temps, développe une dramaturgie consolidée par sa narration. Adapter un conte à une logique filmique, c’est concéder que les mots structurent les éléments visibles.
Dans le film de Norstein, les mots orientent l’attention du spectateur invité à observer différents espaces parcourus par les personnages. Au printemps venu, la renarde chasse le lapin de sa maison. Mis à la porte, le lapin erre dans la forêt et rencontre différents animaux (loup, ours, taureau et enfin un coq aussi téméraire que tenace. Tous les animaux prêtent leur aide au lapin pour que ce dernier regagne son foyer mais la renarde résiste à tout. Lorsqu’arrive le coq dans l’affaire et que celui-ci s’attaque à la renarde, Norstein isole les protagonistes précédents dans différentes « cases » qui apparaissent visuellement autour de la maison du lapin. Ce qui est surprenant ici, c’est que les espaces semblent séparés les uns des autres alors qu’en réalité, la mise en scène contredit les scissions spatiales que l’œil voit. Norstein parvient à transformer des images distinctes en concept global. La forme filmique oblige ainsi le spectateur à participer activement au processus créatif. À cet instant, la mise en scène supplante le verbe. L’image et les mouvements à l’intérieur de celle-ci sont agents d’une temporalité nouvelle qui sert la progression du récit. Ce que Norstein nous invite à faire ici, c’est à inventer une réalité globale et ininterrompue qui réunit tous les protagonistes.
Dans L’antilope d’or, la technique diffère. Il est fait ici usage partiel d’un procédé qui fut popularisé par les frères Fleischer à partir de 1915, la rotoscopie. Cela consiste d’abord à filmer en prise de vue réelle des comédiens puis de transformer ces images en dessin par transparence (projection des scènes image par image sur un support sur lequel une personne crayonne les traits les plus importants). Le procédé apporte une réponse à quelques points épineux de l’animation. Notamment à celui de la reproduction du mouvement des corps à travers l’espace. Lev Atamanov utilise le procédé de manière habile puisqu’il inclue les mouvements des personnages aux images fixes d’un décor luxuriant, exotique et même étrange (les ruines disséminées dans la jungle) afin de distiller dans sa dramaturgie toute une morale qui évoque, là encore, le conte et même d’autres formes de récits initiatiques.
L’antilope d’or emprunte à divers contes et légendes indiennes mais aussi, au regard du nom de l’antilope, Vijaya, au panthéon hindou puisque c’est aussi le nom de l’arc de Karna dans le Mahâbhârata, le texte fondateur de l’hindouisme. Exotisme et mystères liés à des croyances et des pratiques cultuelles lointaines ajoutent à l’intrigue qui file la parfaite métaphore d’une morale qui questionne le rapport de chacun à l’argent.
Dans le film d’Atamanov, un orphelin aide une antilope chassée par un Maharadja cupide. L’antilope attise les convoitises car celle-ci est capable de produire de l’or en abondance. L’orphelin cache l’animal. L’antilope, reconnaissante, annonce à l’enfant qu’elle s’appelle Vijaya et qu’elle l’aidera volontiers si l’occasion se présente. La base du récit repose sur une idée simple : un garçon vient en aide, sans calcul aucun, à son prochain. La bonté et l’altruisme qui le caractérisent ne restent pas sans conséquence. Le monde animal dans son ensemble constatera les qualités nombreuses de l’orphelin. La période du « dégel » n’est pas encore amorcée en URSS mais il n’est pas interdit de voir dans l’opposition et la résistance des animaux et du jeune homme au Maharadja une critique à peine voilée d’une forme de despotisme.
De ces deux films reste une idée. Le conte devient le support d'un discours esthétiquement et formellement accessible au plus grand nombre. Les films portent en eux le respect de certains idéaux en considérant que toute pensée politique pave le chemin d'une réflexion sur l'opposition entre deux modèles de société. Les deux réalisateurs réinvestissent la forme du conte pour lui incorporer toute l'ambiguïté d'une morale à la fois humaine et socialisante. Et si, finalement, les œuvres traduisaient un changement sociétal qui promettait d’accommoder le socialisme à la mise en place de doctrines moins radicales ? Et si, donc, les deux auteurs prenaient du recul sur le propos même de leurs œuvres pour ne montrer qu’une interprétation de sujets universels par un cinéma soviétique affranchi de toute pensée dogmatique ?
Crédit image : © Malavida