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L'amour fou

Publié par - 1 avril 2024

Catégorie(s): Cinéma, Sorties DVD/BR/Livres

Voir ou revoir de nos jours L’amour fou de Jacques Rivette est une véritable expérience qui consiste tout d’abord à comprendre à quoi nous convie le film. Pour cela, se souvenir du contexte d’émergence de l’œuvre. L’amour fou a été tourné pendant l’été 1967 et est sorti sur les écrans en janvier 1969, soit à la fin d’une période marquée par un courant cinématographique, la Nouvelle Vague, qui, depuis quelques temps déjà, n’en finissait plus de s’éteindre. Il est ensuite opportun de considérer les évidentes radicalités formelles et esthétiques du film qui firent dire à quelques commentateurs éclairés (Truffaut en tête) que L’amour fou était très certainement l’une des plus belles réussites de la Nouvelle Vague. La démarche empirique à laquelle doit se plier le spectateur contemporain implique également de tenir compte de certaines caractéristiques propres à la Nouvelle Vague. Le mouvement, même s’il battait de l’aile en 1967, envisageait depuis ses origines de poser quelques questions fondamentales sur la nature de l’art cinématographique. Les cinéastes qui s’y rattachaient prétendaient même formuler des hypothèses ou répondre à certaines questions sur le cinéma par l’intermédiaire du film.

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Parmi ces cinéastes, Rivette fut sans doute celui qui poussa le curseur de certains principes le plus loin. Comme le remarque Pascal Bonitzer dans l’admirable complément de Robert Fischer qui accompagne cette édition vidéo, Rivette est central dans la Nouvelle Vague parce qu’il est à l’évidence le cinéaste le plus radical du mouvement, le plus extrême. Voir L’amour fou aujourd’hui, c’est aussi se soumettre à l’épreuve d’une temporalité filmique qui défie les codes contemporains. Pour Rivette, le cinéma c’est du temps, de la durée et des corps dans un espace. L’amour fou repose donc sur ces principes et même s’il n’est pas aussi extrême que Out 1, le film repose sur une approche de la durée qui devient la matière à partir de laquelle le cinéaste traque quelques vérités sur son temps.

Pour comprendre les enjeux du film, sans doute est-il cohérent de commencer par étudier son titre. L’amour fou pourrait être une évocation précise, le film pourrait s’inscrire dans une continuité thématique et artistique du récit au titre éponyme rédigé par André Breton dans les années 1930. Mais non, sans doute pas. Encore que. Le livre de Breton, père du surréalisme, relate toute une série d’expériences et d’événements hasardeux qui lui firent rencontrer sa future épouse, la peintre Jacqueline Lamba. Point de rencontre dans le film de Rivette, plutôt le contraire. Mais il y a bien ici aussi ce trop-plein de coïncidences, de micro-événements traduits par une temporalité singulière qui insiste sur la désagrégation du couple central composé de Claire (Bulle Ogier) et de Sébastien (Jean-Pierre Kalfon). Mais le lien est trop distendu. Laissons la filiation avec Breton de côté.

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Des liens avec le surréalisme alors ? Non plus. Même si le dispositif imaginé par Rivette peut se rapprocher de certaines considérations picturales qui ont animé les artistes du mouvement. Ces derniers ambitionnaient de produire des œuvres qui rendraient compte d’une activité mentale avant que celle-ci ne soit contrôlée par la raison et par l’intelligence du sujet. Pour résoudre picturalement l’équation, d’abord jugée comme insoluble, les artistes surréalistes ont eu l’idée d’envisager l’importance du tiers, le spectateur ou le modèle par exemple, dans l’élaboration des toiles ou des représentations graphiques. Ainsi, selon les artistes surréalistes, au contact d’associations improbables d’images hétéroclites, l’observateur se laissait aller à la fabrication intuitive d’images mentales qui échappaient donc à la conscience d’un élan artistique. Chez Rivette, il y a tout de même un peu de ça. Mettre en place une situation dans laquelle les comédiens investissent le propos pour en parcourir l’étendue à partir de leurs expériences personnelles ou de leurs sentiments de l’instant. Ce sur quoi s’ajoute la lecture du spectateur. Mais Rivette réfuta toujours cette possible analogie avec l’avant-garde en question. Il faut chercher ailleurs.

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Que peut bien nous dire le titre ? L’amour fou. Que faut-il entendre derrière les mots ? L’amour impensable ? L’amour absolu ? Une impossibilité ? Une liaison ardente ? Un sentiment dévorant ? Un peu tout ceci sans doute. Il ne faut surtout rien s’interdire de penser ici, bien au contraire. Surtout songer à la possibilité de voir dans le titre une correspondance avec une réalité qui habitait les esprits des auteurs de la Nouvelle Vague.

La question du couple et de sa représentation à l’écran a toujours été centrale dans les films associés au mouvement. D’À bout de souffle à Jules et Jim en passant par les films de Chabrol, de Rohmer, de Varda et de tous les cinéastes associés à la Nouvelle Vague, le couple fait l’objet d’un intérêt primordial. C’est par le couple que se raconte le changement sociétal en marche, c’est par le couple que se dit la complexité du temps, c’est par le couple que se décrivent les questionnements philosophiques de l’époque et c’est aussi par le couple que sont soulevées des questions artistiques autour de la représentation des corps, de l’incommunicabilité ou autres. Et puis, l’exposition du couple en crise autorise une perméabilité entre la fiction et le réel. À ce titre, difficile de ne pas voir dans L’amour fou une exploration du vécu de chacun (comédiens et équipe technique).

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L’amour fou est donc aussi et peut-être surtout un film sur des couples en crise ou plutôt sur des crises de couples : Jacques Rivette et Marilù Parolini, sa scénariste et sa compagne, Jean-Pierre Kalfon et Michèle Moretti, tous deux acteurs du film, mais aussi du couple par excellence de la Nouvelle Vague Jean-Luc Godard et Anna Karina. La perméabilité du film avec la réalité qui le nourrit se dit aussi par un autre phénomène toujours très présent chez Rivette, la question de la représentation. Car le titre fait aussi écho au cinéma. L’amour fou dont il est possiblement question ici est sans doute lié à l’importance de l’engagement de Rivette pour le cinéma. Aimer le cinéma à en crever. C’est, pourquoi pas, ce que nous raconte L’amour fou.

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Le dispositif filmique n’occulte rien de la valeur accordée au cinéma. Mais avant cela, il y a le théâtre. Le personnage masculin central, Sébastien (Jean-Pierre Kalfon) est un metteur en scène de théâtre. Il répète Andromaque avec des comédiens en incluant Claire (Bulle Ogier), sa compagne. Puis le cinéma s’invite dans le propos jusqu’à interférer dans le cours des choses, de la mise en scène théâtrale à la vie du couple constitué par Claire et Sébastien. Car pour s’obliger à penser le texte de Racine différemment, Sébastien a l’idée d’inviter une équipe de film dirigée par André S. Labarthe (dans son propre rôle) pour filmer les répétitions de la troupe. Kalfon n’avait aucune indication sur les gestes de metteur en scène qu’il devait adopter et produire pour crédibiliser son rôle dans le film. Kalfon met donc réellement en scène une pièce. Il est ici l’auteur d’un geste artistique qu’il n’avait jamais pratiqué auparavant. Après le théâtre, le cinéma. Le cinéma toujours et par-dessus tout puisqu’il y a la caméra de Labarthe qui filme les répétitions mais aussi la caméra de Rivette qui filme, elle, l’ensemble des événements qui se produisent en relative improvisation. Partielle improvisation parce que Labarthe a, lui, des indications qui lui sont fournies par Rivette. Il sait quoi filmer, quand et comment. La caméra de Rivette serait alors un regard omniscient porté sur les êtres, sur les choses qui résultent des séries « d’accidents » que la nature du dispositif convoque sans les nommer. Et puis le regard ultime, celui du spectateur. Celui qui autorise l’éclosion de plusieurs vérités réunies par une sorte d’absolu artistique atteint dans le mystère de l’enregistrement d’images qui, elles, forcément, résistent au temps.

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Crédit photographique : © Les Films du Losange

 

Suppléments :
Présents sur l'édition DVD et sur l'édition BLU-RAY

- le cinéma en jeu: L'Amour fou de Jacques Rivette revisité. doc de Robert Fischer (1h34 - 2024)
- Analyse du film par Pacôme Thiellement (62 min - 2024)
- la restauration du film (26 min - 2024)
- Entretien avec Hélène Frappat (30 min - 2023)
- Histoires de titres (2min)

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