Coffret Ozu : 6 films rares ou inédits
Publié par Stéphane Charrière - 10 avril 2024
Catégorie(s): Cinéma, Sorties DVD/BR/Livres
À l’occasion des 120 ans de la naissance de Yasujiro Ozu (né en décembre 1903), Carlotta Films a la formidable idée d’éditer un coffret Blu-ray de 6 films rares voire inédits du cinéaste dans des copies restaurées en 4K. Le coffret est remarquable, ce qui ne surprendra personne au regard du travail habituel fourni par l’éditeur. À ce titre, parmi les bonus vidéo figure un film TV inédit de 1963, Quand la cloche de la jeunesse a sonné, réalisé par Tsuneo Hatanaka et coscénarisé par Ton Satomi et Yasujiro Ozu. Par ailleurs, les suppléments, riches et variés (analyses, entretiens et un livret qui reprend des passages de l’ouvrage de Pascal-Alex Vincent intitulé Yasujiro Ozu : une affaire de famille publié aux Éditions de La Martinière) contribuent à faire de cette édition un travail de référence.
Même si nous avons déjà évoqué sur ce site lors d’un précédent article consacré à Ozu quelques singularités de l’œuvre, l’occasion offerte par cette édition est idéale pour entrevoir d’autres éléments de la stylistique développée par le cinéaste. Ce nouveau coffret édité par Carlotta Films invite d’emblée à la reconnaissance d’une qualité fondamentale du cinéaste : Ozu est un cinéaste soustractif. Comprendre par ce terme qu’Ozu a produit une œuvre qui, au fil du temps, n’a cessé de s’épurer. Une fois passés ses débuts cinématographiques nourris principalement par un attrait pour le cinéma américain (Femmes et voyous présent dans le coffret témoigne de cet âge premier dans la carrière du cinéaste), Ozu s’est évertué à orienter son travail vers une schématisation de la forme et du contenu. Le principe, dans son expression la plus extrême, aboutira à l’absence de mouvement de caméra dans les derniers films. Cette intention, constitutive de l’œuvre, résulte d’une volonté particulière. Si cela répond au souhait de considérer le cinéma sous le seul angle d’un art suggestif, faut-il pour autant considérer Ozu comme un cinéaste qui fuyait le démonstratif ? Certes pas. Car tout est là. Sous nos yeux. Le soustractif évoqué plus haut doit être plutôt envisagé comme une essentialisation du propos.
Dans la continuité de ce qu’il était possible de constater avec le coffret Ozu en 20 films, il apparaît ici également qu’au centre du cinéma d’Ozu trône l’incertitude que le cinéaste diffuse dans l’esprit du spectateur. Chaque plan d’un film d’Ozu soulève plus de questions qu’il n’apporte de réponses. Pourquoi les protagonistes sont-ils disposés ainsi dans l’espace ? Pourquoi ne se regardent-ils pas ? Que dissimulent les sourires affichés ? De quoi est composé l’espace ? Que voyons-nous de l’extérieur ? À quoi les objets présents dans les plans font-ils écho ? Et puis, une question que devrait se poser tout spectateur occidental : pourquoi les personnages d’Ozu ne bougent pas plus ? À cette dernière question, une réponse s’impose : parce qu’ils incarnent des pensées. C’est-à-dire que ce que nous voyons d’eux les inscrit dans une dynamique réflexive et abstraite qui précède tout mouvement.
Le corps des comédiens, chez Ozu, est avant tout fixité. Mais aussi béance. Les acteurs, filmés ou non selon des principes qui questionnent les règles syntaxiques traditionnelles, ouvrent des brèches dans le contenu filmique afin de permettre l’éclosion d’hypothèses qui enrichissent le processus narratif des films. Une figure de style propre à Ozu éclaire sur ce point, les célèbres plans qui pourraient être des regards caméra mais qui ne le sont pas véritablement. D’abord parce que le regard des comédiens, si le spectateur y prête attention, n’est pas directement dirigé vers l’objectif mais légèrement à côté de la caméra. Façon de nous questionner sans le faire directement, façon de conserver une once de pudeur et de réserve dans les échanges entre le public, les comédiens et le film. Mais pas seulement.
Ces possibilités narratives ouvrent aussi sur un propos abstrait. D’autant qu’Ozu, dans ces mêmes plans, se permet de jouer avec une règle grammaticale dite des 180°. La règle dicte ceci. Dans le cas d’un échange verbal ou non entre deux personnages, pour assurer le principe de communication, la caméra ne doit jamais franchir la ligne imaginaire qui relie les deux protagonistes. Lors du premier échange entre les comédiens, le cinéaste les filme en choisissant un côté de cet axe imaginaire. Une fois le cadrage premier décidé, le champ, il suffira de rester de ce côté de l’axe pour filmer la suite de la conversation entre les personnages et ainsi créer ce que l’on nomme communément un champ/contre-champ. Intuitivement, si la règle énoncée ci-dessus est respectée, une figure de la communication s’installe dans l’esprit du spectateur. Rompre cette logique et positionner la caméra de l’autre côté de cet angle imaginaire revient alors à convoquer une figure de l’incommunicabilité. Or, Ozu joue régulièrement avec le principe en franchissant cette ligne imaginaire. Pas de beaucoup mais suffisamment pour que le spectateur ne puisse plus se sentir impliqué dans la séquence. Car une question survient : à qui s’adresse le personnage filmé ainsi ? L’irrespect de la règle sous-entend que le personnage cadré s’exprime face à un hors-champ invisible. C’est là, dans l’indéfinissable qui s’invite, dans l’inconnu convoqué par cette transgression qu’Ozu crée une zone de représentation abstraite et cérébrale.
Et puis, dans cette dynamique d’échanges entre les protagonistes, des plans plus larges. Des plans qui englobent l’espace et les personnages. Des plans qui insistent sur la profondeur de champ. Chez Ozu, la profondeur de champ, c’est du temps. C’est une manière de rendre palpable la présence des séries temporelles. Le temps existe. Il a un corps qui rejoint dans l’espace filmique celui des comédiens. La matérialité du temps s’exprime à travers les espaces visibles et les objets, portes, fenêtres, végétation qui s’y trouvent. L’interaction entre l’humain et l’espace qui abrite les actes, les gestes, les paroles et, surtout, les silences insiste sur la discordance évoquée plus haut. Là encore, le spectateur se doit d’investir le film d’un regard nourri par une vague de questionnements sur les liens de causalité ici en jeu.
Le traitement visuel de l’humain et de la temporalité à l’écran rejoint, dans les failles narratives et formelles qu’il occasionne, un phénomène de fractionnement qui apparaît autour de plans considérés par certains commentateurs comme des natures mortes ou des vides narratifs qui participent d’un temps de suspension dans les films.
Ce sont les fameuses vues sur des espaces de la vie japonaise, sortes de respirations entre les « tableaux » du quotidien qu’Ozu choisit de représenter. Ces plans ajoutent à l’incertitude globale du spectateur car, généralement, ce type de plan sert à contextualiser la séquence qui va suivre ou même l’ensemble du film. Rien de tout ceci chez Ozu. Car il ne s’agit pas de contextualiser l’action de ses films mais d’intégrer les actes qui précèdent ou qui suivent ces natures-mortes à un décor qui définit une réalité japonaise qui, telle que peinte par le cinéaste, fuit l’extraordinaire. Ozu raconte la vie courante, une trivialité universelle. Son cinéma se fait l’écho des vibrations des riens qui font le monde.
Les histoires d’Ozu reflètent la vie des spectateurs de ses films bien au-delà des frontières japonaises : transmissions, deuils, séparations, mariages, enterrements, chagrins, joies touchent à l’universel. Seul le décor « japonise » les instants filmés. La condition humaine que le cinéaste traite a pour vocation d’impliquer tout le monde. De fait, pour se soustraire à une écriture trop locale, trop japonaise, Ozu s’astreint à maintenir à l’extérieur de son image toute référence trop explicite à la société japonaise. C’est le cas de la Seconde Guerre mondiale par exemple dont on ne voit rien, même pour les films tournés en temps de guerre. Des évocations sont certes présentes : retour de personnages qui ont été prisonniers, conséquences sur les femmes de l’absence des hommes, pauvreté, résignation, musiques, affiches de films, etc. Mais cette réalité n’existe qu’en creux. Car ce qui compte pour Ozu, ce n’est pas le spectaculaire des situations, c’est ce qui en constitue la substance. Ce qui importe, ce qui fait film, c’est d’observer comment ces événements agissent sur le comportement des personnages qu’il a choisi de filmer.
L’importance du trivial telle que nous la décrivons peut s’associer à une démarche artistique plus ancienne, celle qui animait en partie les peintres associés communément à l’estampe japonaise. L’Ukiyo-e, nom de ce mouvement pictural, se caractérisait par la volonté de traduire les changements actifs dans la société japonaise de l’époque. Pour cela, les peintures représentaient une réalité japonaise reconnaissable par les catégories sociales émergentes. Mais ces représentations du quotidien concourraient également à contraindre le public à imaginer des scènes plus vastes à partir d’une simple image. Ozu ne procède finalement pas différemment. En réinterprétant ce procédé, Ozu astreint le spectateur à voir dans le film sa propre incorporation à l’anonymat des cités tentaculaires qui accueillent les fictions.
Car les films de l’auteur amènent le spectateur à réfléchir à ce qu’il voit et à comment on lui montre les choses. Le cinéma d’Ozu participe de la reconnaissance d’une forme d’existence sociale invisibilisée et pourtant identifiée comme un rouage essentiel du Japon. C’est parce que le spectateur regarde ces familles et ces individus dans toute leur singularité ou, ce qui revient presque au même ici, dans toute leur banalité que, finalement, ils existent. Pour affirmer l’importance des dispositifs qui servent le propos, Ozu n’hésite pas à revisiter les codes syntaxiques de l’art cinématographique. Le cinéma d’Ozu a donc pour finalité l’expression de la subjectivité de l’auteur et s’impose comme une démarche artistique totale.
Crédit photographique :
Femmes et voyous ©1933/2022 SHOCHIKU CO., LTD. Tous droits réservés.
Il était un père ©1942/2023 SHOCHIKU CO., LTD. Tous droits réservés.
Récit d'un propriétaire ©1947/2023 SHOCHIKU CO., LTD. Tous droits réservés.
Une femme dans le vent ©1948/2022 SHOCHIKU CO., LTD. Tous droits réservés.
Les sœurs Munakata ©1950 TOHO CO., LTD. Tous droits réservés.
Dernier caprice©1961 TOHO CO., LTD. Tous droits réservés.
SUPPLÉMENTS :
UN ENTRETIEN AVEC PASCAL-ALEX VINCENT : FEMMES ET VOYOUS (22 min – HD – Inédit)
• DEUX ENTRETIENS AVEC JEAN-MICHEL FRODON : IL ÉTAIT UN PÈRE (14 min) ; LES SŒURS MUNAKATA (25 min – HD – Inédit)
• UNE ANALYSE DE JEAN DOUCHET : IL ÉTAIT UN PÈRE (17 min)
• 4 FIGURES : AFFICHES ET PANNEAUX ; LINGES, FUMÉES ET POTEAUX ÉLECTRIQUES ; MERS ET RIVIÈRES ; TRAINS ET VOITURES (33 min)
• BANDE-ANNONCE DE LA RÉTROSPECTIVE "OZU 120 ANS" (HD)
UN FILM TV INÉDIT : QUAND LA CLOCHE DE LA JEUNESSE A SONNÉ (1963 – Format 1.33 respecté – N&B – 89 min)
Réalisé par Tsuneo Hatanaka et coscénarisé par Ton Satomi et Yasujiro Ozu
LIVRET DE 80 PAGES
Rédigé par Pascal-Alex Vincent et illustré de nombreuses photos des films.