Coffret Eustache
Publié par Stéphane Charrière - 28 avril 2024
Catégorie(s): Cinéma, Sorties DVD/BR/Livres
C’est toute une œuvre, ou presque (il manque Le cochon, film coréalisé avec Jean-Michel Barjol en 1970), qui est réunie dans le coffret Jean Eustache pensé par Carlotta Films. Un coffret aussi conséquent qu’il est osé car consacré à un cinéaste certes connu, certes très commenté mais finalement pas si vu que cela. Un coffret qui donne à voir les hésitations, les prises de position radicales, les évolutions esthétiques ou formelles d’un auteur qui a confronté, souvent, les commentateurs (parfois brillants pourtant) aux limites des grilles de lecture en vogue à l’époque de la sortie des films. L’œuvre dont il est question ici apparaît, c’est toujours plus simple avec du recul, comme un parfait miroir de son temps. Et ce n’est pas un lieu commun. C’est là, sans doute, un élément qui a déconcerté la critique et le public. Car le miroir, Eustache le voulait sans concession. Car le miroir, Eustache le souhaitait autant social que cinématographique. Parce que l’œuvre d’Eustache s’est attachée à visiter quelques grands principes érigés en dogme par la Nouvelle Vague (Eustache est un cinéaste qui appartient à une génération qui suit celle des auteurs historiques du mouvement) en dépouillant les films de tous les artifices perçus par l’auteur comme de la compromission. Cette ligne intentionnelle fait d’Eustache le cinéaste le plus radical de ceux nés pendant, avec ou juste après la Nouvelle Vague (il n’y a bien que Rivette qui peut prétendre rivaliser sur ce point bien précis avec Eustache).
Mais avant d’entrer pleinement dans l’œuvre, un mot sur l’important travail éditorial consenti par Carlotta Films. En supplément des films principaux (voir le détail en fin d'article), nombre de travaux effectués par Eustache viennent compléter, affirmer, souligner quelques principes intentionnels qui traversent l’ensemble. Sont présents des objets filmés : La soirée, premier court-métrage inachevé de l’auteur, des essais coupés, des bouts d’émissions radiophoniques ou de TV, une version courte de Numéro Zéro intitulée Odette Robert, des débats autour du cinéma (Le dernier des hommes de Murnau ou encore un document dans lequel Renoir s’exprime à propos de son film La petite marchande d’allumettes), des commentaires analytiques, des courts-métrages, etc. Le menu est copieux. L’abondance n’a d’égale que la complexité de la pensée d’Eustache sur le cinéma. Une réflexion qui a animé jusqu’à la mort du cinéaste son envie de faire des films.
Nous l’avons dit, l’œuvre résiste à une analyse rigoureuse et infaillible tant Eustache n’a cessé, malgré les apparences, non pas de refaire le même film mais de chercher toujours la même chose : produire un cinéma pur, un cinéma qui retrouverait la candeur originelle, un cinéma dépourvu de toutes les afféteries qui se sont agglutinées au fil du temps sur notre manière de penser ou de faire les films. Pour cela, Eustache prend au pied de la lettre deux principes chers à la Nouvelle Vague. D’abord il y a la volonté de restituer les réalités et les pensées qui nourrissent la jeunesse française d’une époque, les années 1950, sans en trahir la trivialité, la crudité, la complexité ou la simplicité donc sans trahir la véracité de ce temps. Et puis, dans un second temps, il y a dans le cinéma d’Eustache comme la nécessité de montrer la France de cette époque telle qu’elle est. Eustache ira même jusqu’à filmer dans des villes de province (Le père Noël a les yeux bleus, La rosière de Pessac, Mes petites amoureuses) pour ne pas se contenter d’une réalité parisienne. De ce point de vue, Le père Noël a les yeux bleus, dans la mélancolie qui s’en dégage, évoque tout autant la Nouvelle vague (présence de Léaud, filmer la rue sans périmètre de tournage, utilisation de la lumière naturelle, etc.) que Les Vitelloni de Fellini. Un des films de Fellini qui questionne son appartenance unilatérale au néo-réalisme italien, l’un des mouvements modèles pour les cinéastes de la Nouvelle Vague.
La frustration qui naît de la quête première, retrouver le cinéma des origines, conduit au constat que le film ne pourra jamais rendre compte avec justesse d’une spontanéité qui accompagne le réel. À ce titre, Numéro Zéro (comment ne pas penser à Rossellini ?) est passionnant : un dispositif très simple, deux caméras en plan fixe, l’un relativement serré, un plan rapproché, et l’autre plus ouvert, un plan moyen qui englobe dans le cadre Eustache lui-même et sa grand-mère, Odette Robert. L’intention ? Enregistrer dans la continuité de sa formulation, pendant deux heures donc, le récit d’une vie, celle de la grand-mère du cinéaste. Seules coupures autorisées, le prologue du film qui voit Odette, la grand-mère d’Eustache accompagnée de son petit-fils, Boris Eustache, faire des courses chez les commerçants du quartier. Et puis c’est tout. Le reste du découpage est conditionné par la limite d’enregistrement des bobines. Le premier plan dans l’appartement est simple : Odette Robert et Jean Eustache se font face. Eustache est au premier plan, de dos. Ils sont assis dans une pièce assez étroite. Une table les sépare. Sur cette dernière, du café, de l’alcool, des cigarettes. Et Eustache s’adresse à sa grand-mère et prononce une phrase qui en dit long sur les attendus du cinéaste : « pourrais-tu me raconter ton histoire comme tu l’as fait l’autre jour ? ».
La phrase en elle-même comporte ce qui la contredit. Comment, en présence d’une caméra, une femme qui n’est pas une comédienne, pourrait-elle retrouver la spontanéité d’un discours déjà prononcé quelques jours plus tôt ? Le film se heurte ici à une impossibilité. En revanche, il traduit implacablement l’incapacité du cinéma à saisir le réel sans en modifier la nature. Autrement dit, Eustache constatera que le cinéma est infidèle au réel, que le cinéma ne peut être, et c’est déjà beaucoup, même si cela génère une insatisfaction ici, qu’un reflet des choses, qu’une évocation du réel. La qualité première du cinéma réside dans la promesse de représenter le réel donc de le transformer et d’en livrer une vision subjective mais pas de le restituer sans interférer avec la condition d’existence première des faits enregistrés.
Toute la dernière partie de l’œuvre d’Eustache étudiera d’ailleurs ce principe. La maman et la putain en témoigne. Le film fut mal accueilli (parce que mal interprété ?). Qu’en attendaient ses spectateurs ? Le premier problème réside justement dans le questionnement ici formulé. Au nom de quoi un spectateur pourrait-il attendre quoi que soit d’un film ? Être en attente d’une satisfaction personnelle avec un film avant de l’avoir vu revient à vouloir réduire l’autre et le monde à ses désirs. Mais un film n’est à considérer, pour lui conférer quelconque valeur ou le créditer d’un intérêt certain, que sous l’angle du décryptage des volontés de ses créateurs. Une fois cette condition acceptée, il convient de s’interroger sur ce que nous dit La maman et la putain et notamment sur les réflexions menées par Eustache sur le cinéma. Le film, par son sujet, reprend à son compte la figure d’un triangle amoureux qui offre moult variations sur la question du couple et sur le rapport homme/femme. Mais Eustache refuse d’aborder ces questions sous l’angle d’un intellectualisme qui contredirait inévitablement toute notion de réalité. Contrairement à ce que nous a proposé majoritairement la Nouvelle Vague, Eustache le sait bien, non, la France n’est pas un pays peuplé uniquement d’intellectuels en plein troubles existentiels. Alors Eustache, avide de substance, s’emploie à pointer les décalages qui distinguent les films du réel. Il observe les contrevérités énoncées par le mouvement.
La maman et la putain est un film de la parole. Mais une parole qui, en plus d’être envahissante, est le symptôme de la contradiction énoncée ci-dessus. Le film nous livre une suite de propos qui flirtent parfois avec un intellectualisme inapproprié à ce que sont les personnages, à ce qu’ils vivent ou à ce qu’ils incarnent comme individus sociaux. Mais pas toujours. Parfois, les propos sont en accord avec l’image que les personnages renvoient d’eux-mêmes : trivialité du quotidien, préoccupations orientées vers des expérimentations sexuelles, inaptitude à accorder ses désirs avec le réel. Les personnages ne sont d’ailleurs jamais aussi attractifs que lorsqu’ils consentent à se plier au naturalisme de leur condition. Que nous montre Eustache dans La maman et la putain ? Ce qui peut être considéré comme un égarement intentionnel que la Nouvelle Vague a entretenu jusqu’à se perdre. Il nous montre combien le fantasme ou l’artificialité des personnages croisés au détour des films iconiques du mouvement entrent en dissonance avec le réel et, au-delà, avec le vrai. D’où les innombrables situations où ce qui est dit sonne faux. Les comédiens se prêtent au jeu. Ils jouent et ne font rien d’autre que cela, jouer avec ce qu’ils ont pu incarner par ailleurs tout en formulant une critique acerbe et souvent drôle sur ce qu’ils ont composé dans d’autres films par le passé.
La maman et la putain est à envisager sous l’angle d’une entreprise qui questionne le cinéma, qui en montre les limites en les explorant jusqu’à l’excès. C’est un film qui tente de faire le deuil d’une aventure cinématographique pensée et voulue comme une révolution et qui n’a jamais su clore les débats qu’elle avait initiés. Alors ensuite, Eustache acceptera de passer à autre chose. Pas pour longtemps, juste pour un film. Ce sera Mes petites amoureuses. Un film moins « agressif », moins controverse. Le cinéaste semble apaisé, comme ça, de prime abord. Mais il n’en est rien. Les doutes, les questions, les intentions restent les mêmes. D’ailleurs dans son sujet, Mes petites amoureuses se rapproche du décalage qui constituait le schème de La maman et la putain. Un jeune garçon, Daniel, élevé par sa grand-mère (postulat très autobiographique), et que tout prédestine à suivre des études supérieures, est amené à rejoindre le domicile de sa mère qui vit désormais en concubinage avec un ouvrier agricole. Là, très vite, le projet d’études est abandonné. Daniel est placé en apprentissage chez un mécanicien. Alors, puisque Daniel travaille, il commence à se comporter comme les jeunes plus âgés qui gravitent dans le quartier et qui ont choisi un bistrot voisin, Le café des Quatre Fontaines, pour camp de base.
Là encore, une réalité s’impose et destitue les possibilités romanesques de leur possible ingérence dans le récit. Eustache aurait pu tourner un film sur une éducation sentimentale, spirituelle et intellectuelle. Mais c’est un sujet qu’il ne connaît pas puisque cette trajectoire ne fut pas la sienne. Alors quitter le romanesque. Eustache impose au récit de suivre une histoire dont les péripéties relèvent du trivial, surtout lorsqu’il s’agit d’évoquer l’exploration des désirs et des fantasmes. Car ceux-ci sont rythmés par une réalité limitée à l’imaginaire qui était celui d’Eustache lorsqu’il avait l’âge de son personnage. Et par les contingences du quotidien. Le décalage encore.
Il sera également question de discordance avec Une sale histoire, un film en deux volets. Une même histoire sera racontée deux fois à une audience différente. Une fois selon une logique documentaire et une autre fois selon une logique fictionnelle. Ce que filme Eustache ici, c’est le décalage, une nouvelle fois, entre le réel et la fiction inhérente au dispositif cinématographique. Mise en scène réduite, un découpage assez simple pour les deux variations. D’un côté des comédiens qui interprètent un rôle à partir d’une histoire représentée. Tout est factice et le revendique, jusque dans le jeu des actrices et des acteurs. Et puis, de l’autre côté, un film qui se veut être un documentaire où le narrateur raconte son histoire. Mais il s’agit là encore d’un conglomérat d’interprétations : celle du narrateur, bien sûr, puisqu’il est avisé de la présence de la caméra, celle de l’équipe de tournage. Il y a aussi l’interprétation de chaque personne présente dans l’assistance qui choisit de réagir à sa façon. Et puis celle du cinéaste tout de même qui choisit tel ou tel plan, telle ou telle durée d’enregistrement, telle proposition de jeu plutôt qu’une autre, etc.
Ce que tend à prouver ce très beau coffret, c’est qu’Eustache, pour le dire vite, est un cinéaste qui n’a certes pas répondu à la bazinienne question (Qu’est-ce que le cinéma ?) mais il aura au moins démontré qu’il était illusoire de penser le cinéma capable de répondre à cette question. Ce que nous enseigne le cinéma d’Eustache, ce qu’il confirme diront certains, c’est qu’il faut savoir se résigner, lorsque l’on est cinéaste, à laisser l’artifice envahir le réel afin qu’une vérité, même infime, puisse émerger et, qui sait, conduire le spectateur sur des territoires inenvisageables. Ce qui pourrait finalement être la prémisse d’une réponse sur la nature de l’art cinématographique.
Crédit photographique : Copyright Les films du Losange / Copyright Les films du Losange Photo Bernard Prim Collection Christophel
LES SUPPLÉMENTS
• PRÈS DE 3 HEURES D’ARCHIVES TÉLÉVISÉES ET RADIOPHONIQUES EXCLUSIVES
Nombreuses archives télévisées et radio sur le tournage des films, au Festival de
Cannes, interviews plateau, interviews-fleuves de Jean Eustache.
• "LA SOIRÉE" : UN PROJET DE FILM INACHEVÉ DE JEAN EUSTACHE
• "LES MAUVAISES FRÉQUENTATIONS" : PLANS COUPÉS ET ESSAIS CAMÉRA
• "ODETTE ROBERT" (1980 – N&B – 54 min)
• "LE DERNIER DES HOMMES, POSTFACE" (1968 – N&B – 28 min)
• "LA PETITE MARCHANDE D’ALLUMETTES, POSTFACE" (1969 – N&B – 26 min)
• "LA MAMAN ET LA PUTAIN" : MODULE SUR LA RESTAURATION ET BANDE-ANNONCE 2022
• "UNE SALE HISTOIRE" : ENTRETIENS AVEC JEAN DOUCHET ET GASPAR NOÉ
• BANDE-ANNONCE DE LA RÉTROSPECTIVE JEAN EUSTACHE
UN LIVRE DE 160 PAGES