Hier, aujourd'hui et demain
Publié par Stéphane Charrière - 23 mai 2024
Catégorie(s): Cinéma, Sorties DVD/BR/Livres
Le film est resté célèbre. Hier, aujourd’hui et demain, c’est son titre, habite les pensées cinéphiliques sans avoir été forcément vu par tous, loin de là. La réputation du film s’est forgée autour de faits qui aident, même s’ils ne veulent parfois pas dire grand-chose, à étalonner et à classer une œuvre : Oscar du film en langue étrangère 1965, réalisation de Vittorio De Sica (cinéaste phare du néoréalisme), deux stars (Sophia Loren et Marcello Mastroianni) qui tiennent les rôles principaux dans les trois sketchs (film en trois parties indépendantes), film archétypique de la comédie italienne des années 1950/1960… Mais Hier, aujourd’hui et demain est surtout célèbre pour le strip-tease effectué par Sophia Loren dans le dernier segment. Après relecture du film de nos jours, si nous nous limitons à l’analyse des éléments énoncés ci-dessus, il apparaît évident qu’il est réducteur de se limiter à ces seuls critères pour estimer l’œuvre.
Parce que ce n’est pas n’importe quel film de Vittorio De Sica, parce que ce n’est pas n’importe quelle comédie italienne et puis, surtout, parce que le strip-tease de Sophia Loren répond à une singulière logique iconoclaste. La séquence a pour finalité de dynamiter les codes du cinéma populaire italien. Transgressive, la scène l’est. Pour plusieurs raisons. D’abord parce qu’elle répond en tous points à des ressorts comiques empruntés, pour ce sketch, à la comédie américaine et plus particulièrement aux origines de cette dernière, le slapstick et ses ramifications. La scène se déroule après moult péripéties qui voient Mara (Sophia Loren), une prostituée, enfin s’effeuiller devant un client régulier, Augusto Rusconi (Marcello Mastroianni), qui attend de pouvoir profiter des charmes de la belle depuis plusieurs jours. Le désir de l’homme, inassouvi parce que sans cesse retardé (appels téléphoniques, irruption des voisins, etc.), est décuplé par la science de la séduction que pratique la jeune femme. Mara chante et introduit une musicalité à laquelle se confrontent les cris d’excitation poussés par l’homme. Le duo s’inscrit alors dans une logique contradictoire de type clown blanc / Auguste qui se vérifie également par la gestuelle de chacun. Aux gestes savamment maîtrisés de Mara répondent les contorsions et les gesticulations compulsives d’Augusto. Le contraste, les oppositions créent un ressort comique qui annihile la dimension érotique de la scène.
Comme dans le slapstick, ou comme dans le Cartoon, ce qui se raconte ici est affaire de frustrations liées à des contingences sociales et sexuelles. Mara, incarnation d’un fantasme absolu, femme libérée capable de comportements maternants, capable aussi de compassion et d’empathie, est à envisager comme une figure allégorique, comme une parfaite synthèse de la considération du féminin dans la société italienne de l’époque. Augusto, lui, est une préfiguration du Signor Rossi de Bruno Bozzetto qui fera les beaux jours de la télévision italienne dans les années 1970. L’immaturité qu’Augusto affiche, bien au-delà de la présence/absence vampirisante de son propre père qui ne cesse de l’infantiliser à force d’appels téléphoniques et de recommandations, se manifeste à chacune de ses apparitions. Les jeux du désir et du sexe se transforment alors en épisodes éducatifs, en morales de contes que Mara se doit de dispenser à l’homme. Elle l’éconduit, le rabroue, le repousse, le conseille et ne lui donne que ce qui constitue en soi l’essentiel d’un apprentissage que l’homme se doit de recevoir. En un mot, elle l’éduque. Et bien au-delà de la sphère sexuelle.
Ce dernier sketch du film est d’ailleurs à estimer sous l’angle d’une accumulation d’exagérations qui contrastent avec les deux segments précédents même si le comportement agressif du personnage d’Anna Molteni dans le second sketch trouve ses origines dans la frustration sexuelle qui est la sienne. Mais pour être plus juste, Hier, aujourd’hui et demain repose sur trois sketchs qui, dans la construction filmique, se suivent selon une logique chronologique de l’exploration visuelle des possibilités comiques offertes par les frustrations individuelles.
D’abord le film est suggestif. La première partie du film, véritable transition formelle et esthétique entre le néoréalisme et la comédie italienne, examine les discordances érotiques qui s’insinuent entre les partenaires (Adelina et son mari Carmine) dès lors que l’acte charnel est assujetti au pragmatisme d’une situation sociale. Pour ne pas finir en prison, Adelina se doit d’être enceinte lorsque la police se présente pour l’arrêter. Alors, sitôt naissance donnée, sitôt naissance future est envisagée. L’acte charnel n’a plus de raison d’être que par sa nécessité juridique. Alors, Carmine s’étiole et sa libido s’éteint. Le sexe n’est plus joie, il est une tâche à accomplir. Mais ici, rien ne se dit ouvertement. Tout est suggestion à l’image d’un temps où le cinéma, même comique, ne pouvait se permettre d’aborder frontalement certains sujets. L’obligation d’enfantement devient la norme d’un couple qui, par extrapolation, traduit une norme. Le couple Adelina/Carmine est représentatif de ce qui doit rapprocher les femmes et les hommes selon les principes d’une morale qui prend des libertés avec la bienséance. Le choix très glamour de deux stars au fait de leur beauté ajoute bien sûr à la matérialisation, par le spectateur, d’un désir en berne et des conséquences de son délitement.
Si le premier segment du film demeure dans la suggestion, nous l’avons dit, le second offre une transition avec ce qui sera explicitement examiné dans la dernière partie. À Milan, une riche bourgeoise, Anna Molteni (Sophia Loren), profite de l’absence de son époux pour s’adonner aux joies du badinage avec Renzo (Marcello Mastroianni), son amant. Ils déambulent en Rolls-Royce dans les rues de Milan. L’insouciance et l’artificialité contenues dans les propos d’Anna restent, pour Renzo, dans le domaine du supportable tant que la belle se fond dans un rôle qui repose sur la séduction. Puis intervient dans le récit un accident de la circulation sans gravité. Et là le réel s’immisce dans la trajectoire des amants. C’est la fin du rêve. Tout ce qui sépare les amants s’affirme. La mise en scène les réunissait jusque-là par le cadre puis s’obstine à les séparer désormais. Champ/contrechamp, plans serrés sur chacun d’eux de manière alternative jusqu’à ce qu’un espace topographique, une route, crée une frontière devenue infranchissable entre les protagonistes. Le découpage s’intensifie donc pour signifier la fracture sociale qui n’a jamais cessé d’exister entre les deux personnages. Anna, grande bourgeoise, ne s’accommode de son écrivain d’amant que lorsqu’il se prête à un jeu dont les règles ont été fixées par la classe dominante. Le constat est certes amer mais il répond à une logique implacable que le travail formel ne cesse de souligner tout au long de la séquence.
Derrière l’apparence d’une œuvre linéaire et populaire, Hier, aujourd’hui et demain retranscrit l’idée qui a permis aux sujets du néoréalisme de devenir ceux de la comédie italienne. Le narratif, gagné par un élan extrapolatif qui rythme la dramaturgie des trois sketchs, se teinte d’outrances qui trouveront leur point culminant dans la dernière partie du film avec le strip-tease proposé par Sophia Loren. De Sica évacue toute l’inéluctable charge érotique qui agit sur le spectateur en convoquant un rire qui nous exonère de tous les tabous qui nous gouvernent. Si Hier, aujourd’hui et demain se plaît à s’inscrire dans la filiation de schémas narratifs classiques ou traditionnels (comédie, drame social), il n’en outrepasse pas moins les codes et l’esthétique des genres auxquels il se rattache pour mieux en transcender les limites.
Crédit photographique : © 1963 SURF FILM. TOUS DROITS RÉSERVÉS
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. LA COMÉDIE ITALIENNE COMME CONTRE-POUVOIR (26 min)