Splitscreen-review Image de Anora de Sean Baker

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Anora

Publié par - 28 mai 2024

Catégorie(s): Cinéma, Critiques, Expositions / Festivals

Etonnamment, Anora est bien la Palme d’Or de 2024. Tous les festivaliers pronostiquaient la remise de ce prix à l’un des derniers films en compétition, Les graines du figuier sacré, qui n’a finalement gagné qu’un prix spécial – prix surtout remis pour la position de politique de son réalisateur Mohammad Rasoulof et qui minore les qualités cinématographiques du film. Mais c’est bien Sean Baker qui a obtenu la récompense suprême du festival.

Baker a fait sa première apparition à Cannes en 2017 lors d’une sélection à la Quinzaine des réalisateurs avec The Florida Project. Tous ses films ont toujours été produits dans le segment des « indies » (films indépendants) américaines et ils traitent systématiquement des personnes qui vivent à la marge : des immigrants aux États-Unis, des travailleurs du sexe, des stars du porno – comme le film Red Rocket (en compétition à Cannes en 2021). Le destin des figures marginales dans la société américaine et la représentation réaliste de cette société sont toujours au centre du projet d’Anora.  Mais cette fois, le cinéaste ajoute une touche de comédie qui naît souvent d'un dialogue pointu et de scènes qui évoquent le slapstick.

Anora navigue entre plusieurs espaces : la banlieue pauvre et le centre de New York, entre Brighton Beach et Manhattan, ainsi qu’entre les villas des très riches et les casinos de Las Vegas. Le film suit la trajectoire de deux « émigrés » : Ivan, ou Vanya (Mark Eydelshteyn) – fils de l'oligarque russe Nikolaï Zakharov (Aleksey Serebryakov, vue dans Leviathan) et de son épouse (Darya Ekamasova) ; et Anora, qui préfère le nom de Ani (Mikey Madison), travailleuse du sexe à Brighton Beach. Anora est régulièrement envoyé par son patron pour servir la riche clientèle russophone en raison de ses origines : la grand-mère d'Anora est ouzbèke, donc elle comprend le russe (mais elle n’aime pas le parler).

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Rien à redire sur le casting qui est épatant. Une mention cependant à Yura Borisov (connu notamment pour son rôle dans Compartiment No 6 de Juho Kuosmanen) dans le rôle d’Igor, aide de sécurité d’un syndic de Zakharov. Eydelshteyn n’est pas un inconnu non plus puisqu’il fut remarqué dans le premier film de Yuliya Trofimova, Pays Sasha. Mais, sans doute, c’est Mikey Madison dans le rôle d’Ani qui porte le film de bout en bout.

On la découvre exerçant ses activités quand Vanya visite un club à Brighton Beach. Ensuite, il l'engage pour toute une semaine. Ce qui permet à Ani de négocier aisément un bon salaire pour ses services. Mais bientôt, Ani tombe amoureuse de Vanya qui la gâte en lui offrant des bijoux et un manteau de fourrure. Vanya épouse Anora sur un coup de tête pendant un voyage à Las Vegas.

Lorsque les parents de Vanya découvrent le mariage, ils chargent leur confident – un prêtre qui s’appelle Toros – d'annuler le mariage ou bien de négocier un divorce. Ici commence la comédie puisque Toros doit abandonner un service pour s’occuper de Vanya. Il envoie alors ses assistants pour empêcher Ani et Vanya de quitter la maison. Vanya rend les armes instantanément tandis qu’Ani se bat pour sauver leur union. Elle retient les deux assistants, refuse d'accepter des pots-de-vin pour agréer au divorce et remporte une petite victoire quand elle refuse de céder aux demandes de l'équipe juridique et de l’oligarque. Ce n'est que lorsque Mme Zakharov menace la famille d’Ani que cette dernière consent à accéder aux demandes qui lui sont faites.

Surtout, ici, ce sont les répliques d'Ani qui importent : elles sont intelligentes et poignantes et elles traduisent la profondeur du personnage. En effet, Baker joue aussi avec le fait qu'elle vient d'un milieu ouzbek et qu’elle comprend le russe mais n'aime pas le parler (faisant allusion à la décolonisation du passé soviétique). Pourtant, Ani perd une nouvelle fois au profit des « colonisateurs » russes qui la dépouillent de ce qu'elle croit être l'amour et de la fortune qui aurait dû lui revenir.

Ani est un symbole. Celui de la maltraitance féminine par la main de l’homme ; Anora incarne les dégâts occasionnés par le capital(isme) et le pouvoir financier russe. Ce n'est qu'en rejetant à la fois son « amant » et l'argent qu'elle aura peut-être la chance de vivre une meilleure existence en compagnie d'un autre émigré attaché à des valeurs traditionnelles : il conduit une voiture ancienne, il est observateur et il prend soin des autres.

Anora est un film impressionnant qui envoie un message politiquement correct : de ne pas permettre aux oligarques russes (et donc à la Russie) de pouvoir s’immiscer dans les questions occidentales ou même dans les anciennes colonies de l’URSS. Mais le film traduit aussi l’impossibilité de vivre l'amour et d’accéder au bonheur pour les marginaux et les individus exploités (Igor et Ani) soumis inexorablement au capital et à l’exploitation. Filmé en des lieux remarquablement bien choisis avec des dialogues justes, Anora choisit de représenter les « perdants », les pauvres et les marginaux qui peuvent, parfois, se révéler plus forts que leurs exploiteurs.

Splitscreen-review Image de Anora de Sean Baker

Crédit photographique : Copyright FilmNation Entertainment / Drew Daniels / Augusta Quirk

 

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