Splitscreen-review Image de Kokomo City de D. Smith

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Kokomo City

Publié par - 14 juin 2024

Catégorie(s): Cinéma, Sorties DVD/BR/Livres

Les premières minutes du film troublent. Kokomo City est un documentaire ? Oui mais le spectateur constate l’insertion de plans qui, dans leur surgissement, pourraient ouvrir une brèche fictionnelle. Surprenant et inattendu, Kokomo City l’est également par l’usage qui est fait des musiques additionnelles. Contrairement à ce que la mise en scène pourrait laisser à penser, l’ambiguïté répond parfaitement au sujet de l’œuvre. Les personnes interrogées et filmées pour l’occasion ne jouent pas un rôle. Enfin si, elles jouent leur rôle. C’est-à-dire que la réalisatrice, D. Smith, ne cache justement pas sa volonté de capter des instants (cela disparaîtra au fil des séquences) où les interviewés jouent ce que l’on attend d’eux. Ils jouent avec le principe de l’interview. Mais, comme dans tout bon documentaire, cela ne durera pas, le vernis craquera. Une sincérité et une vérité naîtront au fil des minutes. D. Smith, novice en matière cinématographique (surprenant au regard de quelques éléments parfaitement maîtrisés : image, montage et choix esthétiques), réalise un film qui déjoue les suppositions, les préjugés (de tous ordres) pour composer une œuvre qui ouvre une fenêtre sur des espaces peu montrés.

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Kokomo City, titre inspiré d’une chanson aux paroles sans équivoque de 1935, Sissy Man Blues, interprétée par Kokomo Arnold, se penche sur le quotidien de femmes transgenres noires. Toutes vendent leurs charmes, souvent au péril de leur vie. Le film affiche une certaine crudité qui, au contraire du paraître qui leur permet de subsister et de survivre, contraint le spectateur à voir une réalité ou plutôt des réalités dont on sait l’existence sans jamais réellement vouloir les regarder. Il y a plusieurs phénomènes qui alourdissent les vies de Daniella, Koko (assassinée au printemps 2023 sur le parking d’un centre commercial d’Atlanta par un jeune homme de 17 ans), Liyah et Dominique : outre la transidentité (regard familial, des proches, des voisins, etc.), elles sont noires et elles se prostituent.

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Mais elles sont conscientes d’abord des risques pris mais aussi de la réalité de leur condition. Le regard qu’elles portent sur le monde est nourri de leurs diverses expériences. Elles pointent une hypocrisie sociétale (les hommes qui paient pour leurs services, la violence subie, le monde du travail qui se ferme à elles, etc.). Ce qui apparaît dans le discours de certaines, au-delà d’une absence de résignation, c’est la froideur du constat. Lucides, elles ne cachent rien de la manière dont elles jouent, elles aussi, de l’objectivisation de leurs corps. Si les clients utilisent leurs corps, elles ne sont dupes de rien. On les consomme ?  Qu’à cela ne tienne, elles ne se cachent pas de l’attrait et du rôle, parce que c’est un besoin, de l’argent dans leur vie de tous les jours.

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Kokomo City arpente des territoires esthétiques, très beau noir et blanc, qui tendraient à installer le film dans un discours à deux dimensions. Mais le jeu sur les ombres qui accentuent la plastique des femmes laisse émerger, dans les zones grises, une réalité. Celle de femmes noires, transgenres à l’identité niée et bafouée. L’usage du noir et blanc agit comme un révélateur. La très belle image du film radiographie le monde et permet la manifestation d’un univers qui n’a rien de parallèle et qui, au contraire, s’inscrit dans une réalité sociale plus vaste, voire globale. Car les sentiments, les désirs, les envies, les besoins de ces quatre femmes ne diffèrent pas de ce qu’éprouve ou ressent la société dans sa grande majorité. La mise en forme du propos de D. Smith participe de l’humanisation d’individus que la communauté noire, comme la société dans son ensemble, rejette.

C’est la grande réussite d’un film qui, sans y paraître, tend à normaliser ce que la société souhaite repousser. D. Smith aura donc permis à Danielle, Koko, Li ah et Dominique, dans la mise à nue de leurs pensées, de laisser les mots atteindre tout spectateur et traduire combien le singulier de leur situation partage de similitudes avec le monde en général.

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Crédit photographique : © D. Smith Couch Potatoe Pictures Madison Square Films

Supplément :
Entretien avec D. Smith lors du Champs-Élysées Film festival (17’)

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