Splitscreen-review Image de Johnny got is gun de Dalton Trumbo

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Johnny Got His Gun

Publié par - 10 septembre 2024

Catégorie(s): Cinéma, Critiques

Parler de Trumbo et de son travail sous-tend assez naturellement un questionnement, devenu chez lui endémique, du social et du politique, le plus souvent à un niveau ouvertement réformateur et/ou contestataire. Voir dans son œuvre et plus précisément dans Johnny Got His Gun une lecture antimilitariste de la politique du Draft américain est en effet une première lecture juste et attendue de son travail.

Le sujet, dans son ensemble, va pourrait-on dire de soi. D’une vision et de son sujet, comme toute entreprise de monstration et de regard, découle cependant une intention de propos qui dépasse précisément sa forme même ou son ossature. De cette intention affleure le détail, l’arabesque des imaginaires intimes qui nourrissent le corps, l’ensemencent de signes et de signification, et desquels s’éveillent les particularismes de rapport et de lecture que l’artiste construit avec son monde, donc  avec  son œuvre.

Trumbo se démarque ici absolument, insuffle et pulse le pouls nouveau d’un cinéma de la contestation. Comme jeté à la face, il éclaire l’outrage subit sous la forme d’un regard, pourrait-on dire d’une optique, qui l’approfondit ou en tout cas qui lui offre les vêtements de sa modernité. Du sujet surgit l’expression nouvelle du sujet, comme d’un propos rétroactif, inverse, il s’agit de partir de ce qui est dit pour assumer une manière de le dire encore, ou de le dire enfin. L’étonnant de Johnny Got His Gun n’est donc pas à trouver dans son énonce, mais précisément dans les formes de son énonciation.

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Johnny, jeune homme cochant toutes les cases de l’homme type américain bientôt appelé au service, quitte son pays en 1917 pour combattre dans les tranchées européennes. De sa vie de jeune amant épris et de patriote convaincu ne restent que des bribes éparses de souvenirs, confondus dans le point culminant de sa mutilation. Vivant, il devient objet vivant, dépossédé de l’usage de ses membres et irréversiblement défiguré. Plus informe qu’homme, personnage de volonté inerte, sa prise en charge par les hôpitaux militaires relève autant du dérisoire que d’une curiosité scientifique à peine voilée.

Johnny n’est plus perçu, il est évalué, et de même que disparaît sur lui le poids individuel de son humanité, s’y transpose la réincarnation inerte d’un symbole inavouable, proprement tabou : celui d’une condamnation arbitraire. Et s’il est toujours être, plein du désir de vie et de lumière, l’autre, l’officier ou l’inconnu, ne reconnaît en lui qu’un poids mort d’idée, monstruosité dont il serait le Frankenstein inavoué, vide mais par là même terrible de signification.

Une dynamique de la distanciation donc qui sert solidement le propos, et qui dans la question même du corps souligne le rapport biaisé de l’individu bafoué par le groupe. Et cette relation binaire, crue et inconciliable trouve son point d’expression dans une structure toute aussi divisée de l’image. Entre le noir et blanc frôlant le cauchemar expressionniste et la couleur recluse dans les séquences semi fantasmagorique de rêve, l’être devient une opposition, scindement définitif de la personne et de la perception qui est faite de lui. Trumbo, superposant sur son son film une rétrospective existentielle coupe par l’affre du réel, en dénonce la violence bien sûr, mais exprime surtout le douloureux constat de ce qui se révèle être inconciliable : la guerre scelle la rupture de l’homme à son monde, grossit le trait de son inadéquation au réel moderne.

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Le réel dévolu au présent de la trame en est un de l’immobilité, du figé (souvent un seul lieu, peu de changements, une mécanique de plans similaire d’une scène à l’autre, récurrence identique des problématiques d’expression et de communication), il tourne et retourne sur un centre de gravité inerte, qui ne laisse à entendre et vivre que le corps, et la matérialité toute relative de l’environnement.

Les enjeux sont en somme ceux de la présence pure, une corporalité d’abord mutilante, inerte, qui éclaire l’objectivité des personnages, d’où ensuite découle comme d’une étrange floraison un rapport nouveau, celui d’une transcendance qui enfin réincarne, pour un temps, un destin de la matière ou du moins un fatalisme proprement humain. Le corps est rendu à son acte de vie, à sa chair et à son touché. Une réincarnation éphémère qui avance en deux temps, sous forme de catalyse, entrecoupée par l’intime des pensées du personnage.

En effet, de ce vide affleure une profondeur mouvante d’images, fantasmées et rêvées, entre résurgences incarnées du christianisme, de la figure paternelle dévorée et trahie et du landscape quasi pastoral des heures premières. Y voir une rétrospective du tabou américain dans son ensemble paraît peu à peu évident, ce qui pose ici une nouvelle problématique d’ailleurs, à savoir que se mêle pour Johnny dans une collection autant collective que personnelle de représentation une conscience nouvelle de soi.

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Collective car la condition filmique est bien à deux échelles, tant au niveau narratif lui-même qu’à celui de la structure même du sujet ; objective et analyse, le film est dans les deux cas l’incarnation d’idées et contenant. Véhiculé comme message intolérable par la diégèse, il dénonce pour le spectateur. En reprenant le contrôle de sa condition, il en essuie plus violemment que jamais la nature impersonnelle.  Ne restera au final de lui qu’une boîte de Pandore vidée, essuyée de propos et de rajouts, dont le dévoilement aura servi le message dont il est le produit.

Les pensées sont donc aussi débat, particularité du récit à visée critique dira-t-on, mais comme nous l’avons dit, le film est un film de la rupture, de l’écart infranchissable, du monde et de l’individu. Mais alors, où se cache l’intime ? Quelle individualité possible dans ce monde qui rappelle trop bien un débat de représentation ? Peut-être dans cet entre-deux même, qui finalement reste l’unique espace de parole et d’expression.

La tentative de communication, de parole au sens large, devient en effet la seule démarche proprement intime, en tant que volonté de se dire et de combattre le mutisme du cadre et de l’intériorité. Johnny crie son humanité dans le silence de sa condition, réintroduit le désir dans la simplicité de son monologue et dans le commentaire qu’il fait de la présence d’autrui. Dans son besoin de message, paradoxalement, il n’y a plus de message, mais une volonté pure du dire et du soi, de se montrer « comme une bête de foire » seulement pour le « montrer », pour le soleil et la vue de l’autre qui nous voit.

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Comprimé dans l’ombre d’une dialectique irrésolvable, il n’aspire qu’à la lumière primitive, inquestionnable ; sa transparence est celle d’un verre trop pur, et sa volonté de liberté trop aveuglante, précisément par leur simplicité et leur vérité. Tous les éléments de la mise en scène, en participant à l’obscurité intérieure et au flou du personnage, nourrissent paradoxalement un feu émanant, invisible à lui-même, visible aux autres. Le blanc et noir consacre son apparence immaculée à grand renfort de draps et d’éclairage ; sa présence institue un rapport originel et premier, quasiment prophétique, bien qu’incarné.

Au final Johnny rejoint toujours le degré d’une idée, et peut être est-ce précisément là que s’exprime sa prison, et que Trumbo catalyse tout son tragique. Dépossédé de ses membres, son personnage est attribué d’un poids symbolique, d’un lest que la société porte pour lui et qui lui vaut condamnation. Son cinéma, avec le subtil d’un intime désattribué, traduit une double peine : celle d’une génération sacrifiée et, plus profondément, reléguée au rang destructeur d’une idée désincarnée, incapable de mouvement.

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Crédit photographique : © Malavida Gaumont

 

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